RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1968 : LES TÉLÉMORPHOSES D'ALALA

                                                      
       

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DE L'APATHIE DES ENFANTS DEVANT LA TÉLÉVISION

ET DES RÉACTIONS D'HOSTILITÉ 

QUE SOULEVA LA PUBLICATION

DE L'HISTOIRE D'ALALA, LA MÉTISSE.

 

       

     C'était en 1968, Guy Monréal, journaliste à l'Express, frère d'Henri, mon plus cher ami d'enfance, à qui j'avais demandé, lorsque nous nous retrouvâmes à Paris, en 1966, une histoire «bien de notre temps», me proposa un conte futuriste,"les Télémorphoses d'Alala", dont on aurait pu faire, accompagnée de musiques "planantes", – puisque à l'époque la mode était aux couleurs flashy d'Andy Warhol et du pop art et que nous vivions aux rythmes du "Yellow Submarine", des Beatles et des savoureuses illustrations psychédéliques de Heinz Edelman –, un féérique opéra rock pour adolescents.

         Le contexte du livre, humus sur lequel il s'échafauda, se passait quelque part entre New York et Paris où je vivais à mi-temps. A Paris depuis l'adoption par l'intelligentzia culturelle en début du vingtième siècle, des ballets nègres et de la ceinture de bananes de Joséphine Baker, l'attitude générale française envers les Noirs allait plutôt de la curiosité amusée à la compassion. Aussi, le fait qu'un des protagoniste du conte soit, par la volonté de Guy Monréal, un prince Noir, qu'il ait épousé une belle normande Blanche et qu'ils aient eu une petite fille demi-Noire ne souleva aucune résistance en moi qui côtoyais à cette époque, à New York, toute une faune de personnages extravagants, Blancs ou Noirs, qui pour se distinguer, se faire remarquer et se faire admettre en tant qu'artistes rivalisaient d'ingéniosités à la limite parfois du bon goût.

      Je veux dire par là que n'étant pas raciste mais ayant vécu et éprouvé en Algérie l'injustice et la cruauté d'une discrimination raciste qui asservissait la plus grande partie de la population en faisant force de loi, j'accueillis le conte de Guy Monréal comme répondant à ma demande puisqu'il était inscrit dans les réalités de notre temps et comme une aubaine et un espoir de vie meilleure entre les différentes ethnies du monde. Quoi qu'il en soit, n'ayant aucune raison de remettre en cause l'identité ethnique de ce prince et me référant plutôt au succès d'Othello, ou de "La case de l'Oncle Tom", je n'imaginai pas alors toutes les difficultés qu'une fois publié le livre rencontrerait de la part des institutions de prescription de littérature pour la jeunesse et des différentes associations de soutien à la lecture. Ni, bien entendu, de la doxa du livre pour enfants. 

       Je ne vis, en tout cas, absolument aucune raison, en acceptant d'emblée le manuscrit, de contester en quelque point que ce soit la proposition de l'auteur puisque je la trouvais géniale et correspondant bien à ce que j'attendais de lui. Mais en cela j'étais naïf et même inconscient car, dès la parution du livre, je fus bien forcé de constater qu'en France aussi bien qu'à New York, la majorité des citoyens Blancs, c’est à dire d’une façon générale l’opinion publique, ne partageait d'aucune manière mes points de vue. D’autant plus que les quelques rares analystes critiques qui officiaient dans les petits bulletins d’annonces des parutions des productions pour la jeunesse, sans mettre exactement le doigt sur les raisons racistes qui les fâchaient, s'arrangeaient pour trouver d'autres multiples raisons prétextes : l'effronterie d'Alala, son indiscipline et son insubordination qui, par contamination, étaient susceptibles de susciter et d’encourager, des révoltes et des rebellions dans l'esprit des jeunes lecteurs... pour ne pas recommander le livre et même, forme de censure implicite, pour lui attribuer l’étiquette “à déconseiller ” ou, mieux encore, éviter carrément de mentionner son existence en le passant complètement sous silence.  

    Ma bataille pour que cet album existe avait commencée dès mon acceptation du manuscrit pour la France car, tributaire de son prix de revient, en raison de son format, du nombre d’illustrations qu’il contenait et des petits tirages qu’il m’imposait, je n’avais pas d’autres choix, pour diminuer ces coûts de fabrication et obtenir un prix de vente au public acceptable, que de le faire accepter par mon associé américain Harlin Quist et d’organiser avec lui une coédition franco-anglo-américaine... Avec une extension possible vers les pays européens : l’Italie en premier lieu, puis l’Allemagne et la Suisse Allemande, la Hollande, le Danemark et la Suède...

    Dans mon emballement pour le texte de Guy Monréal, je n'imaginais pas que mon associé américain puisse émettre des résistances et s’opposer  à le publier outre Atlantique. En cela j’étais naïf et me trompais car j'eus vite fait de me rendre compte que ce n'était pas gagné d'avance et qu’il me faudrait argumenter pour que mon associé consente à envisager une édition anglo-américaine de l’ouvrage !... Mon enthousiasme m’avait fait oublier qu’Harlin Quist, raisonnait et agissait toujours quand il était à New York – mais sans l'avouer jamais ouvertement, sinon dans le petit cercle restreint amical ou familial –, en bon Wasp raciste (White anglo-saxon protestant) et qu’il allait surement désapprouver l'idée de ce prince Noir, de ce mariage interracial et de cette petite métisse trouble fête, protagoniste et héroïne de l’album...

       J'eus beau lui dire , pour essayer de le convaincre, qu'il agissait à contre courant du mouvement artistique new-yorkais de ces années-là, sans qu’il consente de faire un pas vers moi et  à se ranger à mon avis. En vérité, c’était sa tactique habituelle, en finaud qu'il était, de feindre  toujours, dans un premier temps, pour tous les livres que j’initiais, indifférence et dédain, en s'opposant à moi sous des prétextes divers, généralement pour décréter que mes projets étaient « too very french ! » et qu’ils étaient donc, parce que déconnectés de ce qui avait cours dans son pays, impubliables aux USA et à Londres...  

       C’était son habituelle stratégie, faire semblant de ne pas être convaincu par mes initiatives pour mieux pouvoir ensuite, immédiatement après,  prétendre, alors qu’il les avait déjà adoptées, que c’était lui qui en avait eu l’idée le premier. En vérité, inspiré par le Citizen Kane d’Orson Welles, il me faisait comprendre, son orgueil étant toujours à fleur de peau, que c’était lui qui avait toujours les meilleures idées, qu'il n'avait jamais été un suiveur et qu'il ne le serait jamais... Avec arrogance, il clamait qu’il avait toujours été en avance sur son temps... Qu’il était un novateur  « that it ! »... Qu’il avait ouvert aux États Unis de nouvelles voies en édition pour la jeunesse... Que tous les éditeurs de son pays étaient «backward » ... Qu’il avait pour mission de forcer l'histoire des idées que l’on se faisait en matière d’éducation pour les enfants ... etc... En répétant souvent, sans la moindre hésitation, un «I am making history !» qui  excluait radicalement  tous ses éventuels collaborateurs : auteurs, illustrateurs ou initiateurs de projets, moi au premier chef, qui apportions aux livres que nous éditions nos parts individuelles de création.

       Son refus, net et précis, catégorique même de l’histoire telle que Guy Monréal l’avait imaginée me contrariait beaucoup. Sur le plan humain d’abord parce que je tenais à notre collaboration franco-américaine et que j’étais fier de ce que nous en avions fait, puis sur le plan pratique de la mise en fabrication de l’ouvrage, car cela compromettait d’une façon certaine nos accords commerciaux. Sans qu’il y ait obligation de publier en France tout ce qu’Harlin Quist publiait aux USA et, vice versa, aux États Unis ce que je publiais en France, tout allait beaucoup mieux, sur le strict plan de la rentabilité des investissements que nous pouvions faire ensemble  – les coûts de fabrication diminuant très sensiblement avec le nombre d’exemplaires prévus en abaissant le prix de revient de chaque exemplaire et, par voie de conséquence, son prix de vente au public –,  lorsque nous nous étions mis d’accord sur un ouvrage. Cela pour dire que mon premier tirage, si j'avais dû être seul à éditer Les Télémorphoses d'Alala n’aurait pu être que de 2000 exemplaires, alors qu'il pouvait automatiquement passer à dix mille ou quinze mille exemplaires si Harlin Quist se joignait à moi....

     La structure double de la Société d'Harlin Quist, américaine et anglaise, l'obligeait à publier au moins dix livres par an pour tenir son rang vis-à-vis de ses diffuseurs-distributeurs américains et anglais,  alors que je n’avais pas et ne voulais pas m’embarrasser de cette obligation et préférais ne m'engager, en raison de mes faibles moyens financiers, à publier un livre, que lorsque le livre me paraissait, sinon exceptionnel, du moins  important et indispensable. Gérant des budgets de la Sarl française Les livres d’Harlin Quist et en étant responsable juridiquement, ce raisonnement de prudence m’avait été imposé depuis le début de notre association. Je ne voulais pas prendre de risques inutiles en m’endettant. Même s'il s'agissait d'étoffer le catalogue de notre société en augmentant la liste des ouvrages que nous publiions.

     Équilibre précaire donc, que j'essayais de maintenir alors que ces décisions dépendaient de nos deux personnes, de nos orientations littéraires et graphiques, de nos goûts et de nos choix, qui s’était établi tant bien que mal, d’abord à peu près correctement puisque nous avions tous deux envie que les livres existent sur les marchés de nos deux pays, puis avec de plus en plus de tension, au fur et à mesure que les livres étaient mieux acceptés et connus sur le plan international.  

      En somme rien ne nous obligeait, l’un et l’autre,  lui américain et moi français, à éditer ce que l’un et l’autre avions initié chacun de nous en fonction de ce que nous étions, de nos nationalités et de nos cultures.

       Même si j’entendais bien tout de même, puisque j’avais commencé par accepter d’éditer des livres qu’Harlin Quist avait initiés aux États Unis, qu’en retour il prendrait aussi ceux en lesquels je croyais fermement – ce qui était le cas pour ces Télémorphoses d’Alala –, alors que je l’avais mis en œuvre à Paris.

      Confronté à ses hésitations, je lui fis part de ma déception et remarquai qu’il y était pour la première fois à peu près sensible. Comme si, même s’il hésitait encore, la porte était à demi-ouverte. Je pus supposer que c'était Johane Pike, son amie de cœur, professeure de français qui adorait la France et qui avait adoré l’histoire d’Alala, qui devait être responsable de ses hésitations ...

     Bien que j’avais toujours en tête l'idée que les arguments qu’Harlin Quist invoquait n’étaient pas réellement sincères. Qu’il voulait, parce qu’il était conscient que son accord était indispensable à la mise en fabrication de l’album, se donner de l'importance et sefaire prier... Que je le prie... Alors que j’étais plutôt exaspéré d’avoir, selon moi, assez inutilement patienté et perdu du temps...

     Au point qu'un soir, alors qu'il était venu diner à la maison, qu'il avait presque vidé une bouteille de Martini et qu’il lambinait encore... J'éprouvai le besoin de conclure et, pour cela, frapper un grand coup. C’est-à-dire, comme je le lui dis froidement, de porter ailleurs, s’il continuait de m’opposer ses prétextes et ses arguties sans véritables fondements, ces Télémorphoses d'Alala, chez un autre éditeur français afin que l'album paraisse...

    Cela jeta un froid et je compris au regard de doute, de soupçon et de haine qu'il me lança, qu'il repensait alors à la proposition que Claude Gallimard m’avait faite, devant lui, à Francfort, en découvrant le Conte Numéro 1 d'Eugène Ionesco illustré par Étienne Delessert, de rejoindre sa maison...  

 

 

             

 

     Tout s’éclaira enfin lorsque, sortant du silence dans lequel il s’était muré, Harlin Quist suggéra que l'histoire aurait plus de succès si le prince était un vrai Blanc, bon teint. «Quelle importance disait-il pour se justifier ?... C'est l'histoire de cette petite fille qui entre dans la télévision qui est intéressante et pas le fait qu'elle soit demi-noire !...»

       Cependant, comme il était prêt à tout et n'importe quoi dès qu'il pouvait attirer l'attention sur lui, il consulta autour de lui – Après Johane Pike qui l’avait décontenancé, ses mentors d’édition, les deux couples que formaient Leonard et Elky Shatskin et Abraham et Ruth Cavin...–  et finit par convenir, d'après ce qu'on lui rapporta, mais tout en continuant néanmoins, par amour propre et vanité, de feindre des résistances à l'idée de publier un livre qui plaiderait forcément pour cette cause des Noirs qu'il ne souhaitait pas soutenir, que je lui offrais là, avec ces Télémorphoses d'Alala, une bonne affaire qui allait faire jaser tout New York et lui rapporter ce “bruit et cette fureur ” dont parlait William Faulkner, qui était pour lui la plus belle des compensations.  

 

      J’avais gagné mais une fois dans la course, comme il le faisait toujours, le livre étant devenu son projet, il me repoussait  et, en faisant son affaire, il s’y adonnait avec cette énergie presque démentielle tant elle était égocentrique, qui lui donnait l’impression qu’il était un surhomme.

     Bien lui en prit néanmoins car, à cette époque dont je parle, le tout New York ne jurait plus que par cette mode hippie qui faisait fureur, imposée en majeure partie par des créateurs Noirs, ou par quelques Blancs acquis à la cause Noire. Une mode spectaculaire qui, indirectement, plaidait, nouvelle façon pacifiste de militer, pour la cause Noire, celle qui militait pour l’obtention généralisée, par droit du sol, des droits civiques à tous les Afro-américains...

      En les inspirant, la mode suivait et découlait à la fois de ces causes revendicatrices... On adoptait des étoffes, des vêtements, des colifichets ethniques et on se coiffait “à l'affro” pour se retrouver dans des cafés-restaurants du Greenwich Village où la mixité était de rigueur et où on écoutait des chanteurs et chanteuses de jazz aussi célèbres pour les Blancs que pour les Noirs : Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Billie Holliday, Nat King Cole...

      Jean-Paul Goude en tête, directeur du magazine "Esquire", promouvait son épouse, l'étonnante et superbe Grace Jones, pour lancer son "Black is beautiful", le slogan célèbre qui inaugurait la campagne jugée subversive par les suprématistes Blancs qui réclamait l’octroi des droits civiques pour tous les Noirs... Slogan qui fit fureur et s'implanta, en dépit des résistances de la droite républicaine, dans tous les états, sur tout le territoire des États Unis. 

       Peu de temps avant, L'artiste noir Emory Douglas avait imposé graphiquement "sa Panthère", égérie au poing vengeur, illustrant, par toute une série d'affiches engagées, la cause d'un groupe fermement revendicateur, “Les Panthères Noires” pour l'obtention de ces droits civiques dans tous les États d'Amérique du Nord.

      Tomi Ungerer, qui vivait à New York, ne reniant jamais d'être français, mais revendiquant toujours d'être un métisse alsacien-allemand, s'était lancé dans cette bataille, dès son arrivée aux States, en se mêlant à la junte new-yorkaise des illustrateurs incisifs et déterminés. Son affiche paisiblement provocante intitulée "Black power/white power" avait le courage d'un constat navrant mais irréfutable puisque dans une sorte de tête à queue haineux, un homme Noir, représenté debout, mordait avec rage le pied d'un Blanc qui, lui, la tête en bas, s'acharnait, à belles dents, sur le pied de son adversaire…Lutte fratricide, charnelle, stupide qui, sans un mot, démontrait la vanité de cette haine ancestrale perpétuée de génération en génération qui ne menait à rien.

      Fort heureusement néanmoins, la jeunesse en "pattes d'éph." aidant, le mouvement libertaire se généralisa en bousculant et réduisant presque au silence bien des mentalités rétrogrades médusées.

       Harlin Quist qui me reprochait d'aller manger du poulet frit et de la tarte au citron meringuée dans les fast-food de la chaîne "Chock full o'Nuts", chaîne appartenant et régie uniquement par des Noirs, dut lui-même mettre de l'eau dans son vin. Il en subit à la fois le contre coup et un véritable sale coup : son amie de cœur, Jolane Pike, professeure de français, à qui il refusait le plaisir d'avoir un enfant de lui, avait, de guerre lasse, choisi un de ses collègues, un homme Noir, pour se faire féconder et pour accoucher d'une petite fille qu'ils appelèrent, après avoir hésité à l'appeler Alala comme l'héroïne des Télémorphoses, Alysson.

      A Paris, tambour battant, l'obtention des droits civiques pour les immigrés n'étant pas la cause principale des revendications de l’après-mai 68, le tumulte social que la publication de ces Télémorphoses d’Alala suscita fut occulté par d’autres  revendications d’importance, celles justifiées contre le masculinisme prépondérant – religieusement, politiquement et socialement instauré depuis la nuit des temps –, des femmes pour leur émancipation et pour leurs droits d’autonomie.  

        Après avoir vaillamment plaidé pour la cause des militants du FLN, Gisèle Halimi faisait de nombreuses adeptes en plaidant pour la cause des femmes, en s'élevant contre une loi de juridiction inique, d'inspiration catholique, qui entendait punir une jeune fille qui avait été violée et n'avait pas voulu garder l'enfant qu'elle portait...

      Dans les couloirs des ministères de Valéry Giscard d'Estaing, pourtant bien à droite, et jusqu’à l'Assemblée, Simone Veil forçait les portes du conservatisme désuet et plaidait aussi vaillamment que Gisèle Halimi, devant une majorité de parlementaires hésitants, des hommes à 99%, en triomphant enfin, haut la main des résistances de vieux barbons conservateurs, hostiles aux principes de la contraception et de la pilule abortive...

       Le Manifeste des 343 femmes célèbres, qualifiées de “343 salopes” qui avaient eu recours à l'avortement ou qui se solidarisaient avec celles qui l'avaient pratiqué, était divulgué dans la plupart des journaux français avec un grand retentissement…

        C'est dire que ce que nous vivions avait inspiré copieusement la commande que j'avais faite au frère de mon ami d'enfance Guy Monréal en sachant parfaitement qu'il me donnerait un livre «de notre temps» et qu’il avait tout pour réjouir et satisfaire les convictions de Nicole Claveloux, l’illustratrice, puisqu’elle clôturerait l’album par une profession de foi : Alala, mère de cinq enfants, prenant ostensiblement la pilule.

      Pour Guy Monréal,, en reporter qu’il était, il ne s'agissait que de transposer, fardée par la littérature, notre réalité quotidienne. Et en journaliste de métier, aux loges de l'observation objective qu'était pour lui l'Agence Française de Presse (AFP) et "L'Express" sous la férule de Françoise Giroud dont il était un collaborateur, l'auteur n’avait qu’à se laisser inspirer par notre contemporanéité. Il le faisait avec sa singularité et cette pointe d'ironie désabusée qu'il portait sur toute chose. Son héroïne n'était pas exactement à son image ou à celle de sa sœur Hélène, qui avait été mon élève, mais à l'image d'une petite fille avertie des aléas imprévisibles des lendemain qui ne chantent pas toujours... Une enfant itinérante, insoumise, vivant dans une maison de plastique transportable, dévergondée à la manière de Sophie de Ségur, celle des malheurs, parce qu'échappant au formatage qu'aurait pu lui imposer une sédentarité dans un milieu socio-culturel enkysté, une scolarité régulière et un enseignement d’endoctrinement...

Dotée, en plus et en moins, puisqu'elle était née métisse, fille d'un prince Noir et d'une jolie jeune femme blonde, et qu'elle portait dans la contexture de son prénom Alala ce «Ah ! vous m’en direz tant !» bien lourd de sous-entendus, d’un double viatique, celui du mérite et de l'inconvénient d'être telle qu’elle était. Avec les aléas qui en découlaient lorsqu'on parlait d'elle et de ses fredaines : les médisances de certains et les applaudissements antagonistes des autres.   

        Mais tout compte fait, Alala, quoi qu'il en soit, parfaite ingénue, ne doutant de rien, ne présumant de rien, arrivait comme un cheveu sur la soupe des courants et tendances politico-religio-socio-culturels qui régnaient en ce début des années 70 dans nos sociétés nord-occidentales civilisées. Ce qui était le cas de tout enfant d’ailleurs, bien ou mal doté, qui vient au monde, un peu tombé du ciel, avec une naïveté naturelle d’étonnement et d’ahurissement devant ses mystères et ses incohérences  ! Alala était de son temps, c’est-à-dire de son demi-siècle, ou plutôt de ce milieu de la seconde moitié du vingtième siècle,  sans préjugés ni idées préconçues, demi-Noire certes, mais Blanche et pure en son cœur de tout atavisme et de toutes ces idées reçues qui sont les sources d’encroutement des esprits.

      Guy Monréal s’était insurgé contre ces idées toutes faites, engoncées de principes et de moralités souvent périmés, et nous, qui l’avions publié, étions bien placés pour le défendre et relancer son combat, en jouant comme nous le fîmes, à Détroit, en mai 1970, lors d’un Congrès national annuel des bibliothécaires américaines, les commentateurs inquiets, narquois et persifleurs, qui, interrogeant nos semblables, Blancs et Noirs au même titre, leur posions pour houspiller leur conscience assoupie, cette question clé, écrite en grand, noir sur blanc, sur le panneau central de notre stand : «World, are you ready, Alala is here ?...»

        Fantastique et futuriste, puisque Rodolphe, Anna et Alala d'Alcantara habitaient dans une maison en plastique dépliable et gonflable, l'histoire d'Alala se déroulait au hasard des voyages que la famille effectuait pour son plaisir, à travers toutes les contrées du monde, depuis les bords du Lac Titicaca aux pentes enneigées du Kilimandjaro ou aux fins fonds de la Mandchourie... Pour Alala, le monde était sans frontière et l'univers était son pays... Sans avoir jamais connu Garry Davis, elle avait hérité de son humanisme! elle était citoyenne du monde.

       Mais, privilège et inconvénient de son caractère et de sa singularité, Alala, qui débordait de vitalité et de curiosité, en véritable trublion ne pouvait pas tenir en ces places réservées d’obéissance, de soumission  et de renoncements que l’on exige des enfants. Subversion naturelle, héritée de son auteur, elle ne se résignerait jamais à devenir cette potiche séduite et ébahie qu’on attendait d’elle. Contrairement à tous ses petits camarades  dont l’attention était captée, galvanisée et monopolisée par la magie du petit écran, Alala résistait, stimulée même par la passivité des autres, au point même que le fait de s’imaginer prostrée sur un canapé confortable, à attendre qu'on lui apporte quelque chose d'intéressant pour apaiser sa soif de connaître et d'agir, la survoltait et la mettait hors d'elle... Elle ne pouvait accepter que son rôle se borne à se contenter de faire des commentaires en aparté, en se résignant à n’être que la spectatrice du bonheur et du malheur des autres. Elle ne supportait pas qu’on lui demande et qu’on l’oblige à être et à rester passive.  

        Elle pensait qu'on n'avait pas le droit, au prétexte qu'elle n’était qu’une enfant, de ne pas l’inviter à entrer dans le petit écran pour partager les aventures de tous ces personnages qui, après tout, n’étaient  ni plus grands ni plus petits qu’elle, en l'obligeant à se satisfaire de ce qu'elle n'approuvait pas.

Aussi, peut-on comprendre qu’impulsée-propulsée par son désir d'agir, elle ait pu, un jour, son exaspération ayant dépassé les bornes, après certainement s'être retenue longtemps, prendre son élan, pour faire son grand saut, le premier plongeon dans le “bocal” de ce petit écran qui ne la fascinait pas... Et ainsi, en franchissant les limites du monde réel pour entrer dans celui impalpable du fictionnel, supplanter Cendrillon elle-même, alors que cette dernière bavait d'admiration et de plaisir en dansant dans les bras d’un prince…

      Mais, là encore, plutôt que d'être séduite et de se pâmer selon les implications du rôle, déçue par le fade discours bienveillant de ce prince de légende qui l’accueillait, Alala jugea que cette valse était interminable, que la situation était insupportable et sans avenir... que son temps était plus précieux que ce marivaudage... et qu'elle avait mieux à faire ailleurs, n'importe où, plutôt que de supporter tant de fadaises, fussent-elles celles d’un prince de légende ! ...

       Aussi, ne s'embarrassant pas du respect qu'on doit aux contes traditionnels, Alala virevoltait et replongeait aussitôt sur une autre chaîne où elle espérait trouver, sans savoir ce qu'elle cherchait, ce qui la satisferait... mais qu'elle ne trouvera pas encore... ce qui l'incitera à plonger dans une autre chaîne... puis, de chaîne en chaîne, ne trouvant toujours pas ce qui aurait pu la combler, Alala comprendrait qu'elle n’aurait qu’à se contenter de la griserie que lui procureraient ses performances de virtuoses dans le petit écran.  

       Son bonheur résidait dans ses plongeons acrobatiques et dans l'effroi qu'elle causait en arrivant inopinément... Une fois franchi l'écran, quoi de plus facile que d'aller plus loin. Il suffisait pour elle d'attendre seulement que monte en elle le désir irrépressible de s'exprimer et d'exister pour aussitôt se trouver en position de lévitation et prête à affronter n'importe quelle situation.

       L'important était qu'elle intervienne, qu'elle participe, qu'elle contribue.

      Alors que, comme le disaitt la chanson, «Et d'aventures en aventures, de port en port...» il suffisait d'un rien pour qu'Alala quitte le canapé confortable de sa maison de plastique pour s'en aller voir ailleurs, derrière l'arc-en-ciel, comme le personnage de Dorothy gale du Magicien d’Ozz, s'il le fallait, perturbant tantôt le discours qu'un Président faisait à l'ONU en sautant sur ses genoux, tantôt s'infiltrant dans le milieu d'un groupe de "Holy singers" pour soutenir un gospel... mais jamais où on l'attendait...

     Tant et si bien qu'en peu de temps, connue comme le loup blanc, la petite métisse eut, toutes les polices du monde à ses trousses, pour avoir, en fin de conte, puisque cette histoire d'anticipation était une fable et qu'il fallait une fin heureuse, en concordance de contemporanéité avec nos perturbations du moment, une conclusion  d’espoir en un avenir meilleur, conforme à ce que les féministes de notre époque souhaitaient et revendiquaient : un mariage libre avec un prince Mandchou et des promesses de nuits d'amour fécondes d’où naitraient, comme dans les contes qui finissent bien, beaucoup d'enfants. Cinq au total et chacun de couleur différente.

       Avec pour tableau final, dû aux seules initiatives de Nicole Claveloux, dans une apothéose musicale grandiose, digne de la comédie musicale "Hair" qui se jouait encore à guichets fermés un peu partout dans le monde, une représentation d’Alala adulte, en grande majesté, entourée de son époux mandchou et de ses cinq enfants, tenant d'une main, au petit doigt levé, sa tasse de thé et montrant ostensiblement dans l'autre main, la pilule contraceptive qu'elle s'apprêtait à avaler.

        Par le format et la facture, le thème et les sujets, l’album s'adressait plutôt à des adolescents. Pour ma part, il me semblait que le public ne verrait que le côté perturbateur amusant de la protagoniste, et son refus salutaire, de ne pas se laisser happer et hypnotiser par n'importe quelle stupidité présentée dans le petit écran. La moralité de la fable était un encouragement... Il me semblait que les adolescents qui liraient ce conte ne seraient pas incités à faire comme Alala puisque plonger dans l'écran était impossible, mais à réfléchir sur son cas et sur le peu d'intérêt que présentaient certaines émissions de divertissements débiles offertes à longueur d’année par un ORTF sous la main mise de l’église catholique. Mais je me trompais. En France on ne vit que la promotion que le livre semblait vouloir faire aux mariages mixtes. mariages qu'on qualifiait alors de mariages interraciaux. Et on me traita de corrupteur.

      Deux critiques cependant échappèrent à cette caricature. Celle de Germaine Finifter parlant d'Alala comme d'« une nouvelle Alice aux pays des merveilles » et une autre de Janine Despinette de "Loisirs Jeunes", habile et lâche à la fois, qui prédisait au livre, fortement remis en cause par la doxa intellectuelle des prescripteurs-trices de littérature pour la jeunesse, que, n'étant pas un livre pour la jeunesse d'aujourd'hui, il serait, vraisemblablement, le livre idéal pour les enfants de l'autre siècle, à partir de l'an 2000.

        Monique Bermond et Roger Bocquié, animateurs responsables à France Inter d'une émission de présentation de livres pour la Jeunesse, "Livres ouverture sur la vie", crurent bon de mettre à leur répertoire d’analyses critiques, comment cet album des "Télémorphoses d'Alala" était perçu par son lectorat et ce qu’il pouvait recueillir, avec leur magnétophone, sur leur petite antenne radio hebdomadaire, en témoignage probant de sa réception par ceux et celles qui parmi les adolescents de cette année 1970 et ceux qui s’occupaient de leur enseignement et de ce qu’il en resterait gravé à jamais sur le bande son...  

      Les Bocquié-Bermond me sollicitèrent donc, amicalement, comme ils le faisaient habituellement, pour une confrontation avec des adolescents et, sans même leur poser de questions puisque  j'avais confiance en leur habileté, leur rectitude et en leur conscience professionnelle, je leur donnai mon accord... Nous nous connaissions bien. Ils étaient communistes et avaient essayé de me gagner à leurs causes. J’appréciais leur compagnie et connaissais leurs deux enfants, garçon et fille adolescents qu’ils m’avaient présenté. Ce reportage à partir des Télémorphoses ne serait donc pas la première fois que nous nous retrouvions, puisque notre première rencontre, en 1963, s’était faite autour de la pièce de Théâtre pour Jeune Public que je dirigeais et dont j’étais un des comédiens au Théâtre Daniel Sorano de Vincennes Les cent écus d’or...

      Notre relation était professionnelle et amicale. Ils faisaient appel à moi presque chaque fois que je publiais un livre (cas de Conte Numéro 1, d’Eugène Ionesco et du Petit Poucet) ou qu’un livre d’importance ou controversé pour la jeunesse, suscitant débats et avis contradictoires était édité et mis sur la marché. (cas de Max et les Maximonstres par exemple)... Sachant que j’avais été instituteur, je suppose que je devais leur servir, entre enseignement et édition, de référent commode alliant les compétences des deux responsabilités. Participer à leur émission me ramenait, lorsque j’étais à leur antenne, en petit comité, avec de jeunes lecteurs-trices et auditeurs-trices, venus débattre, en direct et liberté de conscience et d’avis, aux commentaires, pas toujours flatteurs dont me faisaient part, maintenant que je n’avais plus d’élèves, impartialement mon fils et mes nombreux neveux et nièces. Confrontations qui donnaient du sens aux polémiques pour arriver ensuite, sinon aux partages d’opinions du moins à des tentatives menant au respect de celles que nous avions.

     Aussi, je crois pouvoir dire que c’est sans l’ombre d’une hésitation que je donnai mon accord pour ce rendez-vous d’enregistrement à propos des Télémorphoses d’Alala et attendis que m’en soit précisé le lieu.   

       En raison de quoi, peu de temps après, les Bocquié-Bermond, qui semblaient bien plus curieusement que d’habitude attachés à ce débat, me recontactèrent pour m’en indiquer les modalités et la date, sans me préciser le lieu en me laissant imaginer que ce serait dans la maison ronde, siège de l’ORTF... Mais rien ne semblait cependant bien clair et je fus assez surpris de l’insistance qu’il mettait, en évitant d’entrer dans les détails qui auraient pu me convaincre et me rassurer, à vouloir que je m’engage, comme si mort et vie en dépendait, à accepter de me rendre au rendez-vous fixé...

      Puis ils revinrent à la charge, tantôt lui, tantôt elle, leurs arguments se résumant à l’idée que l’album était controversé, que le débat serait certainement agité et que je devrais m’y préparer car j’allais être exposé à rencontrer des élèves d'un haut niveau ... Avant finalement de me dire, un autre jour, après m’avoir longtemps fait poireauter, qu’ils avaient dû longuement batailler auprès de leur direction de France Inter et de la direction du collège où nous irions – Ce dont il se flattait, un peu lourdement, en avançant que les autorisations de part et d’autre avaient été difficiles à obtenir –, car le rendez-vous aurait lieu dans un établissement ultra-chic selon leurs dires, renommé pour sa discipline et ses résultats d’excellence aux examens, une véritable "école modèle" des environs de Paris...  

En vérité, je ne comprenais pas pourquoi les Bocquié-Bermond prenaient avec moi, même si je me doutais bien tout de même qu’en fonction des caractéristiques spécifiques de ces Télémorphoses, les controverses risquaient en raison des sujets abordés par l’album en question, d’être nombreuses et véhémentes, tant de ménagements et d’atermoiements, alors que cette rencontre, même si elle devait être plus agitée que celles que nous avions organisées dans le passé, me semblait devoir se prévoir calmement, sans pessimisme en tout cas et sans avoir, prévisionnellement, tirer autant de sonnettes d’alarme. Prévoir que les contenus de l’album soient, puissent être, diversement, mais plutôt mal, appréhendés et interprétés, selon l’âge des adolescents, selon qu’ils soient garçons ou filles, selon leurs niveaux de culture et leurs milieux sociaux... faisait partir des prudences prévisionnelles banales auxquelles tout débatteur public devais se préparer en affutant son argumentation de contre-position. Les accrochages étaient plus âpres et les arguments plus difficiles à rétorquer lorsqu’on se trouvait, comme il m’était arrivé de me trouver, face à des publics mixtes : adultes et enfants, enseignants et parents... religieux et laïcs... etc...

      Ne craignant pas la polémique ni ses complexités, puisque cela faisait partie de mes attributions et de mon rôle d’éditeur défendant sa production, j’avais largement eu le temps,  au cours des nombreux colloques où j’avais été interpelé, assez durement parfois puisqu’on me reprochait généralement de publier des livres que les enfants ne pouvaient pas comprendre, de m’habituer à ces joutes et de forger mes arguments pour ne pas me laisser abattre.  

     En bref, je me sentais prêt à la confrontation et imaginais même, en utopiste illuminé, que ce dernier combat finirait par donner aux Télémorphoses d’Alala, le jour où l’émission serait diffusée, le coup de boutoir d’envoi vers un plus large public avec, en bon retour, de meilleurs considérations des libraires et des bibliothécaires qui feraient leur mea culpa, et, au total, par l’enchainement systématique du bouche  à oreille, tout un appareillage favorable qui un ferait au livre sinon un succès commercial, du moins un succès d’audience.

        Mais je me trompais lourdement, en me dopant d’illusions car, tous ces préambules avertisseurs que les Bocquié-Bermond avaient agités avec des pincettes pour me préparer en ménageant leur suspense, se cristallisèrent soudain en une réalité qui dépassait les inquiétudes que j’aurais pu avoir, lorsqu’ils finirent par me dire que l'enregistrement de l’émission aurait lieu, devant les élèves de trois classes secondaires réunies (sixième, cinquième et quatrième) soit un total d’à peu près 90 élèves, dans un Collège d’Enseignement Général de filles et, qui plus est, dans une ville sinistrement emblématique pour moi, puisqu'elle me ramenait à Louis-Ferdinand Céline :  Meudon ...

       « Meudon ?... répondis-je interloqué ».

       « Oui, Meudon, commune située à 10 km au sud-ouest de Paris et facilement accessible !... »

      Je me souviens d’avoir eu un pincement au cœur lorsque j’entendis le nom de la ville. Il ne me rappelait que de mauvais souvenirs. Comme si les deux syllabes qui le composaient portaient en elles, dans leurs simples consonnances, des traces fatidiques, avec leurs effets inhibiteurs sur mon comportement qui m’interdisaient même de les prononcer...

       Les Bocquié-Bermond n’étaient pour rien dans ces souvenirs. Nous n’en avions jamais parlé et ils ignoraient que je ne pourrais jamais m’affranchir...

      Le premier de ces mauvais souvenirs étant d’ailleurs tout récent, à peine quelques jours, lors d’un trajet que je fis, le soir, pour me rendre à un diner chez Elisabeth et Alain Gauthier, qui habitaient non loin de Meudon, dans leur maison du Chesnais. Un trajet pénible, dans le noir, au cours duquel je me perdis dans la traversée de Meudon justement, sur une route inconnue qui longeait, je me souviens, une petite colline habitée sur ma gauche puis sur ma droite... Labyrinthe inextricable qui me ramena vers Clamart, à l’opposé du Chesnais, en me forçant à reconnaître que j’étais ce soir-là totalement incapable, comme si j’étais sous l’influence d’un sortilège, de m’orienter et de pouvoir retrouver, alors que j’étais en retard et que je culpabilisais, la bonne direction et une issue à mes désorientations ...

      Et l’autre souvenir, plus exécrable que le premier, inscrit dans ma conscience, qui affleurait malgré moi à la seule entente des deux syllabes de son nom prononcé... comme le ferait une résurgence automatique, d’ordre réflexe, qui me venait en tête malgré moi : la célébrité sulfureuse de ce Louis-Ferdinand Céline, résident jusqu’en 1961 de la ville...

      Je n’y pouvais rien. Meudon suscitait en moi, comme si j’étais sous influence, une réticence morale qui frisait le dégoût et la répulsion... Ceux que m’avaient inspiré tous ces fascismes, dont j’avais eu l’occasion d’entendre lourdement parler dans mon enfance et qui, par vagues contaminatrices, avaient gangréné la plupart des pays européens en se répandant  en Italie, en Allemagne, en Espagne... Puis enfin aussi, mais moins gravement, en France ...Avec, en feu d’artifice sordide, le nazisme, l’antisémitisme, les camps d’extermination, la guerre d’occupation, la lâcheté des collabos pétainistes... Et la guerre mondiale, celle qu’on appelait encore en croyant qu’elle serait la dernière la seconde guerre mondiale...

       Toutes ces appréhensions personnelles s’ajoutaient à celles que les Bocquié-Bermond m’avaient suggérées par leurs trop prudentes allusions mais sans me décourager  cependant. J’étais déterminé. Je croyais suffisamment en l’album et étais prêt à affronter le pape en personne. Quel que soit le chahut que pouvaient m’opposer les 90 élèves surdouées, je me disais pour me conforter que j’en avais vu bien d’autres, que j’étais un petit soldat, que je devais agir comme lui, sans me perdre en réflexions inutiles, porté par mes convictions, et que je me rendrais à Meudon, même si c’était un mauvais moment à passer.

       Et je me rendis effectivement  à Meudon, le cœur plutôt lourd mais avec confiance puisque je croyais fermement au livre dont on débattrait.

      Fermeté vite balayée lorsque je fus arrivé sur place, devant la porte de cette "l'école modèle" qui semblait tant imposer tant de respect et de crainte aux Bocquié-Bermond. Me revinrent alors, lourde chappe posée soudain sur mes épaules, tous ces arguments dont ils n’avaient cessé de m’encombrer l’esprit. Je prenais conscience, contraint  de me faire à l’idée que c'était bien comme les Bocquié-Bermond me l’avait précisé, dans un collège de filles que j’allais entrer et qu'en conséquences, alors que la mixité avait balayé, dans la plupart des régions – du moins pour ce qui était des établissements publics –, ce sectarisme anachronique, j'aurais à affronter des réactions qui seraient forcément de parti pris, féministes peut-être, ce qui ne m’effrayait pas, ou plus simplement communément féminines, c’est-à-dire en adéquation avec le conservatisme phallocrate bourgeois qui régnait encore dans la plupart des établissements d’enseignement français.

      J’eus, à ce moment-là, enfin, comme un éclaircissement libérateur de l’oppression que les Bocquié-Bermond avaient contribué à faire naître en moi, avec le sentiment très net qu’ils avaient ourdi et qu’ils m’avaient tendu un traquenard. Lucidité fugace accompagnée d’un bref mouvement de recul et puis d'un autre d'indignation, vite remplacés, puisque j'étais au pied du mur, par le besoin de relever le défi.

      Il s’agissait d’entrer dans l’arène et de prouver que je ne reniais pas “mon” livre, en défendant ce que GuyMonréal, Nicole Claveloux et Bernard Bonhomme y avaient mis d’eux-mêmes!

      D'ailleurs on m'attendait, une dame sur le pas de la porte et je devais honorer ma promesse. Sans doute la proviseure qui, le regard inquisiteur, m’invitait à franchir le seuil. Il devait être 10 heures du matin...

      Et je franchis le seuil mais en prenant soudain conscience intuitivement, probablement en percevant derrière le sourire de la personne qui m’accueillait une malignité qui pétillait, que tous ces signaux d’avertissements qui m’avaient été adressés successivement n’étaient pas fortuits, qu’ils avaient leurs raisons d’être.

      La dame qui m'accueillit avait, cela se voyait dans sa corpulence et son assurance, de l’expérience, ce qu’on appelle vulgairement de la bouteille. Son air entendu et finaud, mais décemment poli, signalait la maitrise de celle qui, tout en restant déférente, me laissait présumer qu’elle était sûre de la réussite du mauvais coup qu’elle m’avait préparé : « Mon p'tit monsieur, semblait-elle me dire, tu ne sais pas ce qui t'attend !»

       Elle me précédait, m’ouvrant la voie, en m'invitant à la suivre, et nous arrivâmes dans une amphithéâtre où les jeunes filles des trois classes secondaires prévues, dont l'âge allait de 10 à 15 ans étaient rassemblées. Roger Bocquié et Monique Bermond, arrivés avant moi, avaient déjà installé leurs appareils d'enregistrement, magnétophone et micros baladeur, que Monique Bermond et Roger Bocquié tendraient aux élèves, pour dénouer la parole et instaurer une convivialité qui les encourageraient à s'exprimer. Le but étant, puisqu'elles avaient eu le livre en main, qu'elles nous fassent part de leurs remarques ou des questions qui leur étaient venues à l'esprit pour que chacun de nous trois leur répondions.

      Un grand silence se fit lorsque Roger Bocquié branchant ses appareils, donna le signal que le débat pouvait commencer et micro en mains je m’avançai comme nous l’avions prévus, pour me présenter aux élèves et à leurs professeures, en évoquant rapidement, en ouverture et comme une introduction au débat, comment l’album des Télémorphoses d’Alala avait été conçu, et les rôles très précis que chacun des quatre collaborateurs que nous étions avions joué. Moi en tant qu’éditeur bien entendu, mais en le nuançant puisque j’étais aussi le concepteur-initiateur du projet de l’album, et en l’étayant des participations de l’auteur, de l’illustratrice et du directeur artistique, en insistant sur les diverses raisons-motivations qui nous avaient incité à le concevoir...

      La proviseure était encore à mes côtés à ce moment-là et en organisatrice de la rencontre, elle me devança, me laissant penser qu’elle avait décidé, selon ses droits et privilèges, de nous faire remarquer que nous étions dans son domaine, que la rencontre se plaçait sous sa responsabilité et que c’était donc à elle, d’abord, avant de se retirer, de nous annoncer et de me présenter, à ses élèves.

      Je m’inclinais évidemment, mais en remarquant tout de même qu’elle avait toujours, comme dans son sourire d’accueil, une certaine malveillance bouillonnante, pleine de sous-entendus, qui me promettait, à en juger par le regard en biais qu’elle m’adressait tout en s’apprêtant à parler à ses élèves, un camouflet dont je ne me remettrais pas.

       Et madame la proviseure parla. Très peu et très brièvement mais sur le ton de la semonce, le majeur directif pointé en l’air, le ton "sermoneux" de rigueur, comme si le ciel tomberait sur le toit du Collège si on n’observait pas ses ordres.  Elle lançait en trois mots, sous forme d’avertissement vital mais aussi comme une fatwa, une injonction  impérative qui se donnait des airs de conseils de prudence alors qu’elle en disait long sur ce que l'on m'avait préparé et sur l’adhésion massive que cela supposait : « Attention, hein !Les enfants, n'oubliez pas... je compte sur vous... Que ce qu'on s'est dit !... Et rien que ce qu’on s’est dit !...»

       Sentence à laquelle succéda, venant de l'auditoire, d'une seule voix, un long «Ouiiiiiiiiiiiii !» d'acquiescement prolongé qui me fit penser que nous en étions encore, là, en 1970, dans ce Collège d’Enseignement Général, comme si nous nous trouvions dans un Théâtre de Guignol, face aux questions que pose un montreur de marionnettes à des enfants de cinq ans pour obtenir d’eux, dans l’excitation du jeu et au mépris de toute lucidité, des adhésions unanimes qui l’assurent à bon compte de la qualité de son spectacle.

      « Mauvais départ ! Pensai-je alors en traduisant cela, plus vulgairement, dans mon intime et en aparté : Tout est foutu ! »

       Car, sans avoir commencé, les cartes ayant été faussées, quels que soient mes arguments, il m’était signifié que je pouvais me rhabiller.

       Mais je ne lâchai pas encore prise pour autant. J’étais venu, j’étais là et je ne partirais pas sans avoir dit ce que j’avais à dire!   

       Et je me lançais quand même... Dans le vide et avec du plomb dans l’aile... sans plus aucun espoir que la barre puisse être redressée  ... Amorçant une sorte d’historique rapide de l’album, parlant d’anticipation, d’espérances et de rêves humains... pour m’arrêter en me rendant à l'évidence : on ne m'écoutait pas, on ne voulait pas m’entendre... l’ordre donné par la proviseure mais qui avait été soutenus par les professeures présentes dans la salle, était général ; il avait été unanimement approuvé par l’ensemble des responsables du Collège, et il intimait à toutes celles qui assistaient de ne pas entendre ce que je pouvais dire.

      Comme pour un chahut organisé, par un accord tacite, une hostilité générale planait dans tout l’amphithéâtre contre l’album des Télémorphoses et il m’était ainsi signifié  que l’on n’était pas venu pour essayer de comprendre ce que je pouvais bien vouloir dire mais simplement me donner une leçon en boycottant systématiquement la rencontre.

       Alors, ne voyant pas comment je pourrais m’en tirer et en désespoir de cause, pour tenter encore, une énième fois, d’ouvrir et d’engager une discussion, me rabattant, comme une dernière chance, sur la sensibilité de ces jeunes filles, je pris un autre chemin plus humainement sentimental, celui de la situation de pauvreté et de misère des Noirs en Afrique et en Amérique du nord, l'injustice dramatique des périodes d'esclavages durant la traite des Noirs, la ségrégation que les Noirs subirent aux États-Unis avant la guerre de sécession, celle qu'ils subissaient encore puisque dans certains états, les Noirs n'avaient pas droit aux études universitaires... l'apartheid qui existait encore en Afrique du sud... les injustices qui persistaient en matière d'égalité de droits civiques et la lutte entreprise pour l'acquisition de ces Droits dans la plupart des États de l'Amérique du Nord... Pays pourtant, en exemplarité même, ultramoderne ... Je racontai certaines anecdotes :  l'histoire de cette femme Rosa Parks qui, pour la première fois refusa de céder sa place dans un bus à un homme blanc, les chasses à l'homme du Klu Klux Klan, l'assassinat du pasteur Martin Luther King… sans que rien ne prenne et que rien ne les émeuve...

       Pour finir, en frappant mon grand coup, par citer Joséphine Baker, son héroïsme pendant la guerre, son château des Milandes et son adoption de 17 enfants d’ethnies différentes... Puis, les poèmes de Leopold Sedar Senghor ... les citations d’Aimé Césaire... en enchainant pour finir en beauté sur William Shakespeare et le personnage d’Othello...

      Mais sans jamais parvenir à éveiller le moindre soupçon de sursaut d’éveil de simple amabilité pour tous ceux et celles combien dignes d'estimes et de respect que j’évoquais.

       La séance prévue de 10 heures à midi, dura bien plus d’une heure mais on l’écourta car, j'eus beau tenter, de mille manières, de détourner cet ordre donné, pour amener ces jeunes filles à se dégager tant soit peu de la promesse qu'elles s'étaient engagées  à faire à leurs manipulatrices, je ne pus réussir à trouver un biais, un moment de répit, qui me permettrait d’entrevoir une éclaircie.

        Plus déprimés et convaincus que moi de l’impasse dans laquelle nous nous trouvions, les Bocquié-Bermond s’étaient retirés dans un silence prudent. Ils ne m’accusaient pas d’être responsables de l’échec mais mesuraient probablement la part d’irraisonnable et d'insensé sur laquelle ils avaient fondé cette rencontre et leur pari. Ils s’étaient servis de moi. Et cela en connaissance de cause car ils pouvaient bien présumer, comme ils me l’avaient d’ailleurs laissé subodorer mais sans pourtant vraiment m'en faire part, à la façon sectaire et radicale dont les professeures et la proviseure avaient accueilli l’album lorsqu’ils le leur avaient présenté pour obtenir leur autorisation, que rien d’intéressant ne pourrait jamais être déduit de notre rencontre et de l’accueil que l’on me réserverait...

      Leur silence pendant la séance d’enregistrement était de la lâcheté. Ils n’intervinrent pas. En se mettant en retrait et en restant silencieux pendant le déroulement de la séance, ils semblaient même être d'accord et prendre parti pour celles qui m’incriminaient en m’accusant d’avoir publier un livre aussi condamnable...

    En somme, tous mes effort furent vains! Quels que soient les diverses tentatives d’élargissement qu’en fonction des intérêts et des ressorts culturels que le livre proposait, je pus avancer. A chaque tentative pour élever le débat je me trouvais débouté et renvoyé au tapis. Quelle que soit l'élève qui prenait le micro

c’était invariablement pour me signifier une désapprobation et une fin de non-recevoir... En tout, un véritable harcèlement systématique fait pour me convaincre finalement que je n’obtiendrais pas d’elles, la moindre étincelle d’intérêt ou de curiosité pour ce que je pouvais raconter.

      Ecœuré finalement devant tant de mauvaise volonté et de mauvaise foi, je dus bien me résigner à conclure que quoi que je dise, elles en resteraient à ce qu'elles avaient tiré du livre et qu'elles répétaient comme un leitmotiv en signe flagrant d'obstruction rédhibitoire : « Pas d'ça chez nous !»

     « Non, pas d'ça chez nous! Nous sommes en France ! »

     Et, prenant le livre ouvert à une page où l'on voyait le prince Noir, Rodolphe d'Alcantara, dans un somptueux vêtement hippie, taillé spécialement par Nicole Claveloux, aux côtés de sa douce et blonde épouse, une des plus grandes élèves répéta : « Oui, monsieur : que les Noirs restent chez eux ! Pas d'ça chez nous !»

     Je n'invente rien. Les bandes magnétiques de ces enregistrements prouvant ce que j'avance doivent probablement se trouver quelque part... Certainement dans le Fond laissé à Nantes par Monique Bermond et Roger Bocquié où l’on devrait pouvoir les consulter... mais que l’on a choisi de camoufler  maintenant alors qu’il serait historiquement intéressant de les ressortir aujourd'hui, pour prouver comment, dans le milieu de cette seconde moitié du vingtième siècle, en 1970,  dans ce qu’on pourrait appeler un grand faubourg de la ville lumière, capitale de la France, mais à Meudon tout de même, là ou Louis-Ferdinand Céline avait vécu et fini sa vie, là ou certains de ses adeptes voulait faire de sa maison un sanctuaire, des enseignantes faisaient encore pression sur leurs élèves non pas pour qu'elles puissent s'exprimer librement et affirmer individuellement leur autonomie mais, au contraire, pour qu'elles se plient à un véritable formatage d’endoctrinement raciste.

      Voilà ce dont je me souviens avec tristesse et ce que j'ai retenu de l'accueil que l'on fit en France à ces télémorphoses d'Alala.   

                                                               François Ruy-Vidal

                                          Article écrit et placé en 2016 et revu en février 2023

 

 

 

 



13/11/2017

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