RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1967. DU DROIT QU'ON A DE TRANSCRIRE UN CONTE TRADITIONNEL

 

                     

Il est arrivé, lorsque j'ai publié chez Grasset ma réécriture du "Petit Poucet" intitulé "Conte de pauvres", recommandé pour des enfants au-dessus de 10 ans, qu'une presse de droite m'accuse de vouloir politiser les enfants.

Raisonnement critique aberrant induit par deux stupides suppositions selon lesquelles, par définition, pour la première : tout livre pour enfants se devait, moralement, d'être dénué de toute notion, situation, allusion ou climat politiques et, pour la seconde, selon une conception et des principes pédagogiques datant du nazisme et du pétainisme, que le mécanisme de la lecture ne pouvait être qu'un instrument inducteur obligeant à l'acquiescement et à l'adhésion des contenus qu'il véhiculait, un processus infernal de conviction aliénante, susceptible, par contamination inévitable de faire taire tout jugement critique, tout libre arbitre et toute lucidité, et d'insuffler dans l'esprit du lecteur, les seules vérités dont il était porteur.

Pour adopter une telle conception de l'acte de lire, il fallait avoir soi-même, au préalable, été nourri de livres-bréviaires, avoir gardé en tête cette seule notion du livre et s'être rangé, par archaïsme, à l'idée, totalitariste, qu'un livre – particulièrement un livre destiné aux enfants – ne devait exister qu'à condition qu'il soit un objet, donc un outil, porteur incontestable d'une "bonne" idéologie d'endoctrinement.

Fervents et ferventes de cette idée fixe, ces personnes excluaient toutes possibilités pour l'enfant d'être confronté, comme il le sera forcément plus tard dans le cours de sa vie, à des personnages et des situations susceptibles d'être contestées, comparées, désapprouvées, détestées, jugées…puisque ce qui lui est demandé, implicitement et explicitement, par cette adhésion à cette seule qualité de livres dénués d'éléments comparatifs négatifs ou contestables, se résume à ce qu'il souscrive, qu'il se soumette et qu'il adhère, sans réfléchir, aux principes moraux que véhicule le texte.

Dans cette stratégie exclusive d'éducation par le bon exemple, entre une bonne part de stupide naïveté. Je pense fermement qu'il est dangereux de laisser croire, à des pédagogues, des bibliothécaires ou des parents préoccupés de la santé psychique des enfants et chargés de développer leurs facultés d'éveil, que c'est par ce genre de soumission inconditionnelle au "bon exemple" à "l'exemple positif", qu'on fortifiera leur personnalité et leur sens des valeurs.

On peut invoquer, comme le fit Françoise Dolto, que les enfants, même à partir de 10 ans, n'ont pas encore de jugement critique affermi et qu'ils auraient tendance à croire et à adhérer systématiquement à tout ce qu'ils lisent ou à tout ce qu'on leur dit, mais, pour ma part, par expérience, j'ai pu vérifier du contraire.

A moins d'avoir usé de talents de séduction extraordinairement assujettissants et réussi à imposer aux enfants une emprise dictatoriale et un pouvoir de subjugation qui les inciteraient à l'acquiescement et à la soumission, – ce qui est rarement le cas dans une relation pédagogique habituelle ou par l'intercession d'un livre –, l'esprit d'un enfant au dessus de 10 ans, sain de corps et d'esprit (pour ne pas dire normal), est déjà préoccupé, naturellement, auto-biologiquement, par une démarche d'évaluation et de supputation critique pour tenter de savoir distinguer entre le bien du mal, le faux du juste et la réalité de la fiction.

Ne pas accorder à un enfant le bénéfice de cette faculté primordiale, quoiqu'en germe effectivement, est tout simplement vouloir s'en tenir à son égard à un point de vue hyper protecteur ou, au contraire, à une estimation pessimiste dévalorisante pour le considérer comme un débile potentiel.

Plutôt que de souscrire à ces deux points de vue et particulièrement à cette débilité potentielle qui pourrait affecter, a priori, un enfant, toute pédagogie ouverte, active et dynamique, se doit, plutôt que de souscrire à l'idée d'une extrême fragilité ou à celle plus grave d'une débilité potentielle, de miser sur les facultés dont cet  enfant dispose : celles de perceptions bien entendu mais aussi celles d'adaptation et de réadaptation à des données qui ne lui sont pas familières. C'est à la suite de l'exercice de ces facultés, régulièrement et progressivement, sous le contrôle du pédagogue ou avec l'aide des prescripteurs (trices), qu'au fur et à mesure des diverses expériences réalisées, l'enfant pourra fortifier ces aptitudes d'équilibre psychique.

    Ce n'est pas en privant les enfants d'exercer ce comparatisme naturel, inscrit en germes dans leurs capacités perceptrices, que l'on pourra encourager et consolider cette démarche automatique d'évaluation de la réalité. On peut bien imaginer qu'un enfant ne sera pas toujours protégé. Qu'il sera forcément, dans certaines circonstances imprévues, livré à lui-même. Qu'il doit avoir fait ses expériences pour être en mesure d'avoir son expérience...  

A partir de livres – bornes identifiables pour les prescripteurs (trices) dont le métier incite à connaître les plus intéressants –, cette expérience me paraît presque programmable dans le temps si ces prescripteurs savent tenir compte de l'équation personnelle, de la sensibilité et de la maturité de chaque enfant.

Quoi qu'il en soit, tout enfant nécessite d'être confronté à une appréciation des réalités dans lesquelles il grandit. Qu'il les affronte par le livre et par la fiction, aussi brutale et désagréable que cette fiction puisse être, me semble nécessaire, voire indispensable même, pour leur équilibre mental. Cette confrontation et cet affrontement sont les conditions de sa prise de confiance en lui.

    A notre époque où les enfants sont soumis à une sur-exposition de sur-informations, il me semble que c'est lorsque le livre est contestable, lorsqu'il ne va pas dans le droit fil de la pensée majoritaire, lorsqu'il suscite des mouvements divergents, inverses de ceux qui étaient si intentionnellement bienveillants dans la tradition française de la littérature pour la jeunesse d'autrefois, lorsqu'il détonne, lorsqu'il surprend, lorsqu'il dérange...lorsqu'il provoque et incite à la réflexion, qu'il remplit le mieux son office.

    Mais nous n'en sommes pas là. Tradition populaire d'édition pour enfants et prescription recommandée en sont encore à une notion conjuguée plus simplète du livre : celui qui au premier degré, informe, accroît les connaissances, celui qui rend service, celui qui rassure, celui qui se fait admettre parce qu'il est positif. Celui qui est adapté aux enfants selon des critères généralistes d'évaluation très précis et des plus recommandables : des besoins de son milieu, de son âge, de sa sensibilité...

C'est à partir de cette collusion-là, établie entre les mêmes recettes de conception éditoriale d'une part et les mêmes attentes des prescripteurs (trices) d'autres parts qu'en profitant des hésitations que cette collusion ne manque pas de susciter que s'est instaurée une méfiance extrême et systématique pour tout livre qui pourrait être conçu à rebours de cette recette datant d'une autre époque.

Force nous est de dire que la majorité du public, en laissant faire, semble acquiescer et se prêter à cette collusion puisqu'il ne peut manifester de contre-volonté rétablissant tant soit peu une autre attente pour d'autres conceptions. Par suppression des espaces réservés à l'expression critique dans les journaux et les média audio-visuelles, même les prescripteurs les plus responsabilisés semblent très bien s'accommoder de cet état des choses qui frise l'inculture.

Dès lors, il ne faut pas s'étonner que ce soit sur des recettes généralistes, basées uniquement sur des impératifs de précaution, des services à rendre et des règlementations morales et utilitaires, que des appétits commerciaux exorbitants sont venus se greffer. Tout leur avait été préparé de telle sorte qu'ils n'aient plus qu'à formater leurs "produits" en tenant compte des paramètres sus indiqués sans plus se préoccuper de savoir si les livres qu'ils "produisaient" étaient toujours  bien en accord, adaptés pour ainsi dire, à l'époque dans laquelle ils s'inscrivaient.

Pour moi, clairement, il m'apparut, en 1965, que les impératifs moraux qui se conjuguaient en théories et principes d'application, étaient à la solde des appétits commerciaux et vice versa. Appétits commerciaux qui, ayant trouvé un filon, se reconduisent et se perpétuent dans l'exploitation de ce filon, puisqu'ils peuvent s'exercer, dans ce domaine particulier du livre pour enfants, sans entraves, sans freins opposables, sans réflexion critique, au détriments manifeste des impératifs d'expression littéraire et graphique moderne différenciée et des appétits culturels des nouvelles générations.

De son aveu même, l'édition traditionaliste a tout intérêt à sur-valoriser exclusivement un seul type de livre pour les enfants, celui que je considère, même s'il est généralement toujours présenté sous son bel angle de livre "d'agrément" et de "délassement", comme le type même du livre "expurgé".

Je maintiens, pour ma part, que cette édition conservatrice, sans envergure d'élargissement du champ d'exploration des qualités de "lires", par sa propension à laisser croire généralement que ces livres "expurgés"sont les seules réponses possibles aux problèmes de la lecture et les seules manière de communiquer avec les enfants, impose, par voies restrictives de conséquences, des comportements de lecture qui ne sont plus adaptés aux réalités de notre environnement social actuel.

Cette qualité prédominante de livres, conséquence du refus opposé par l'édition traditionaliste de se mettre en cause, exclue par ailleurs d'autres considérations encore plus importantes, indispensables à mon avis, qui pourraient permettre d'envisager que puissent apparaître ou que puissent se modifier, pour s'élargir et s'enrichir, d'autres types d'écritures offertes aux jeunes lecteurs. De l'existence de cette pluralité d'écritures, de leurs diverses qualités, dépendent, à la fois, la diversité des formes de lectures proposées aux enfants et, consécutivement, de leurs possibilités d'améliorer, par la pratique de ces types de lectures, leurs facultés et capacités d'appréhension des textes.   

Je conclurai en disant que, c'est la notion elle-même de ce qu'est un livre pour la jeunesse qui, par la banalisation de son contenu "avant tout divertissant", ajoutée au fait que notre société se croit obligée d'en étaler, selon la formule consacrée : "pour tous et en tous lieux", augmentée par la manière dont on le présente, le plus souvent, dans la plupart des lieux de vente du livre : librairies généralistes, librairies papèteries,  grandes surfaces ou autres lieux de commerce, y compris les épiceries ou les bureaux de tabacs comme "un paquet-cadeau"…  se trouve être mise en cause, cela sans que la majeure partie d'entre nous en ait conscience ou puisse s'insurger contre une telle normalisation simplificatrice.

Ma conclusion est sinistre : à trop vouloir en faire et à mal s'y prendre, même si nous le déplorons  – sans toutefois changer d'un iota la stratégie de conception éditoriale et remettre en cause les privilèges acquis par les grands groupes sur le plan de la distribution –,  la désaffection des enfants pour la lecture ne peut que croître, s'amplifier et s'aggraver. Un média se meurt.

 

  DU LIVRE-MORAL AU LIVRE-MARCHANDISE,

DANS UN MONDE  DE COMMUNICATION

QUI CHANGE.

 

     Rappelons par principe que le livre fait partie des arts d'expression et des œuvres de l'esprit et qu'il est, pour tenter de mieux cerner l'idée noble que nous pouvons en avoir, avant toute autre chose, un objet de culture et aussi, dans le double sens du terme, un objet de commerce. Rappelons aussi que dans toute société démocratique équilibrée et effective, inscrite dans notre civilisation occidentale, le commerce des idées, par l'intermédiaire du livre, vise à satisfaire notre souci légitime d'enrichissement spirituel et moral …Que le livre devrait tenir autant de place et avoir au moins autant de poids dans nos aspirations que celui que nous accordons aux biens matériels…

…Mais que face à tous ces rappels, tous les constats dressés actuellement stipulent au contraire que le livre dépend de bien d'autres considérations puisqu'il est plutôt livré aux mains des banquiers, des marchands et des spéculateurs et que ceux-ci ont une manière, bien à eux, presque exclusivement économique, de le considérer. Pour la plupart d'entre ceux qui vendent  le livre, les diffuseurs-distributeurs et les libraires, ceux qui en recueillent 55 ou 60% des ventes, le livre n'est, avant tout, qu'un produit et une marchandise.

Il est normal en conséquences que dans leurs considérations, ce livre soit, avant toutes autres choses, soumis et source de spéculations et qu'ils l'envisagent d'abord et uniquement sous forme de profits d'argent. … Ce qui engendre, en fin d'années, à l'heure des bilans, les retours massifs des livres aux éditeurs et les faillites et déboires des jeunes éditeurs téméraires.

Ne pas accepter que le livre soit réduit à une denrée uniquement mercantile sera vraisemblablement l'enjeu principal des 25 premières années de ce vingt et unième siècle !

Et encore faudrait-il qu'un séisme intervienne : une prise de conscience globale de l'opinion, un sursaut de sa faculté d'intelligence collective... suivies d'une stratégie de re-considération et de réparation de l'état de chose existant. Un engouement pour la littérature, ce média qui se meurt, et véritable croisade en quelque sorte pour sa réhabilitation.

Mais, faute de clarté des enjeux et de l'apathie des prescripteurs (rices) démotivés, face à l'apparente profusion de livres présentés comme des nouveautés alors qu'ils ne présentent réellement que les mêmes recettes, ce rétablissement n'est, à mon humble avis, pas pour demain.

Pourtant, il me semble inévitable, de voir arriver ce moment de notre histoire, où il nous faudra bien envisager de revenir à une réduction de la production  de ces livres"expurgés" – donc de leur offre aux lecteurs –, pour que puisse enfin s'amorcer, en corrélation avec ce que nous vivons, une redéfinition des objectifs et des qualités qu'on doit attendre d'un livre.  

Répéter que le livre est inséparable d'une connotation de connaissances, de savoir et de civilisation, d'élévation morale, de sciences humaines : politiques métaphysiques, philosophiques et sociales, d'histoire et d'information, d'invention et d'imagination, d'amélioration de notre statut humain, de nos droits et de nos responsabilités …ou qu'il favorise la prise de conscience et le libre arbitre ; qu'il plaide pour l'approfondissement de soi, le respect des autres et du monde …ne peut jamais soulever, auprès de quiconque s'occupe de livres, de controverse.

         Tous les gouvernements partageront, en discours de principe, cette adhésion, alors que, pourtant, mondialisation irréversible obligeant d'une part et liberté du commerce plaidant d'autre part pour ses profits, aucun effort conséquent n'a jamais été mis en place, à ma connaissance, pour endiguer ce que chacun de nous n'a aucun mal à constater : une notion du livre de plus en plus galvaudée parce qu'entachée chaque jour, en fonction d'une mondialisation débridée, par une marchandisation accélérée.

Pour moi, cette généralisation du faux-livre produit par des "écrivants", au mépris des écrivains et de la littérature, est une véritable lèpre !...

Toutefois, préoccupé de ne pas convaincre, ma position n'est ici exposée que pour susciter la réflexion des lecteurs. Je ne souhaite pas qu'elle oblige qui que ce soit à adhérer à mes constats et à penser comme moi puisque, en préalable, j'avais suggéré que chacun de nous pouvait avoir son idée à lui sur ce que doit et peut être un livre et qu'il existe, sur le marché et sur les étagères des bibliothèques, offerts au bon-vouloir de chacun, des quantités de diverses qualités de livres...

         Chacun plaidant pour sa paroisse, je rappelle que mes considérations correspondent aux livres que j'ai voulu publier et plaident pour un livre qui, même au risque de passer pour être désagréablement agressif et facilement, voire inutilement, provocateur, surprenne, ouvre l'esprit, incite à se remettre en cause et à changer d'angle d'évaluation de nos réalités intelligibles pour être en mesure de pressentir celles qui ne le sont pas.

          Je ne suis pas, je n'ai jamais été, partisan d'un livre qui, en vue de protéger et de "sécuritariser" l'enfant, bornerait son esprit et l'inciterait à une observation par l'exemple, aveugle et systématique, des messages contenus dans ce livre.

          Je sais cependant que ces considérations, qui n'ont pas été prises en comptes lorsque je pouvais les défendre en proposant des contre exemples, a encore moins de chance, aujourd'hui, d'être prises en compte dans notre contexte actuel puisque, chacun en conviendra, on ne peut que constater, déplorer éventuellement, qu'au nom du goût, la tendance majoritaire de la plupart des lecteurs (pas seulement des enfants) est de s'enfermer délibérément, dans une sorte de tunnel de repli sur soi, pour ne lire, avec complaisance, qu'un certain et toujours même type d'ouvrages. La lecture est de plus en plus considérée comme un voyage informatif d'agrément qu'un processus de réflexion.

    Force est, également, de rappeler que tout livre, digne de ce nom, mis sur le marché à la disposition de ceux qui peuvent se le payer, devrait pouvoir, dans une société républicaine démocrate, pour satisfaire à ses objectifs de culture et à ces deux notions ambiguës de commerce citées plus haut, se trouver aussi bien en librairie, pour y être acheté qu'en bibliothèque pour y être, gratuitement, consulté et ainsi répondre à, et conforter, nos volontés et nos principes républicains d'égalité des chances.

 

CARACTÉRISTIQUES DES LIVRES

QUE J'AI PUBLIÉS

 

Pour ce qui concerne les livres que j'ai produits, à compter des années 65, ce que je peux encore en dire rapidement est qu'ils furent, toujours, réalisés en collaboration intime avec des acteurs participants. Cette collaboration s'établissait soit à partir d'une idée de base proposée par une personne de mon entourage, soit à partir d'un texte déjà écrit, ou d'un "pitch" de texte avancé par un écrivain, soit à partir de mon engouement pour le talent d'un illustrateur ou pour un de ses projets.

Il est arrivé aussi, quelquefois, que le projet naisse d'un entrelacs d'affinités rapprochant un écrivain, un illustrateur et un concepteur ( autre que moi-même), ou de l'idée proposée par un "initiateur", sorte de voyant qui portait en germe dans son esprit un schème de livre. Cet initiateur pouvait d'ailleurs être étranger à ce qu'on appelle habituellement, dans les structures d'édition traditionnelles : "l'esprit maison". Il me plaisait même qu'il ne fasse pas partie des partenaires habituels du petit "staff" de notre modeste Sarl artisanale d'édition.

Quoi qu'il en soit, je me suis toujours efforcé de tenir compte, dans l'établissement des crédits portés aux génériques des livres, de la part des initiatives apportées par chacun, depuis la mise en projet de l'ouvrage, puis sa maturation, son élaboration jusqu'à sa réalisation et sa publication. Ce recensement des responsabilités semble naturel et évident aujourd'hui, alors qu'il n'entrait pas dans la pratique de la plupart des éditeurs traditionnels qui opéraient dans les années soixante. La plupart d'entre eux pensaient même qu'il n'était pas indispensable de citer le nom de l'auteur du texte ou celui de l'illustrateur puisqu'il s'agissait de livres pour les enfants. Auteur et illustrateur étaient donc payés, déboutés devrait-on dire, de leurs participations, selon des forfaits souvent dérisoires. Ce fut le cas par exemple de Bernard Noël, écrivain célèbre aujourd'hui, à qui Robert Delpire déniait le droit d'utiliser son nom.

C'est avec ce même Robert Delpire, celui qui se proclamait à l'époque, avec panache, comme "Suisse, Protestant et Socialiste", confrère d'Étienne Delessert, celui qui menait, à la tête d'un staff de deux cents employés, les plus grosses campagnes de publicité de l'époque, dont celle de Citroën, que j'eus l'occasion, le temps très bref d'un rendez-vous unique que j'écourtai, d'envisager de pouvoir "faire affaire". C'était au début de l'année 73, peu de temps après l'anathème de Françoise Dolto, et je venais d'annoncer que j'avais pris la décision de me séparer de mon associé américain. Robert Delpire qui l'avait appris par Bernard Noël, me sollicita alors pour me demander de travailler pour lui et pas avec lui. Nous ne perdîmes pas de temps en préambules. Je sus très vite à quoi m'en tenir. Dès les premières minutes de notre entretien, Robert Delpire eut l'honnêteté d'afficher – cela est à porter à son mérite!– sa condition stricte et clairement suspensive : sur les livres que nous pourrions publier son seul nom apparaitrait. Je devais donc renoncer à mon nom.

Je crois que j'ai ricané sans répondre en coupant court à l'entretien et suppose que son arrogance dut en prendre un coup. Mais je n'en suis pas si sûr...

Ma volonté de reconnaître les mérites et les responsabilités de tous les participants m'obligeait alors à anticiper et à comptabiliser dans l'établissement des contrats, respectivement, les différents apports de chacun, pour mieux en prévoir ensuite la mise en œuvre : un ou plusieurs initiateurs, un ou plusieurs écrivains, un ou plusieurs illustrateurs adhérant et en adéquation, avec le projet…

Généralement, j'en étais arrivé assez rapidement à comprendre que c'était d'abord au directeur de collections, lequel était, dans les petites structures d'édition, souvent et en même temps, l'éditeur, puis au concepteur, qui pouvait être aussi le directeur de collections et le directeur artistique, de définir puis de suivre le projet.

Mais je compris vite aussi qu'une fois défini, un projet pouvait facilement se laisser détourner si le concepteur ne veillait pas à son exécution. Mais je dus batailler, dans le plus souvent des cas, chaque fois que je pris la responsabilité de la conception, pour imposer aux différents collaborateurs qu'à partir de l'idée initiatrice, une fois le projet circonscrit, le concepteur que j'étais, quelquefois considéré comme le directeur artistique mais qui pouvait aussi, dans certains cas s'en adjoindre les services, après qu'il ait été accepté par l'auteur et par l'illustrateur, se devait d'imposer d'avoir la charge entière garantissant une homogénéité de résultat.

Malheureusement parfois, en cours d'élaboration des ouvrages, à ma grande surprise, certains égos sur-dimensionnés et insoupçonnés, s'éveillaient ou se réveillaient qui, s'accordant tous les mérites, voulaient faire croire à la galerie qu'ils en avaient été les seuls hermaphrodites géniteurs. Généralement, c'était plutôt des illustrateurs qui adoptaient cette attitude une fois le livre publié et leur statut consolidé.

Un rappel s'impose. Dans le milieu des années soixante, à New York où je me trouvais, l'image prenant de plus en plus d'importance dans la communication publicitaire, de nombreux artistes opportunistes, dont certains faisaient partie de l'entourage d'Andy Wharol, n'hésitèrent pas à considérer que, pour accéder à la notoriété, ils pouvaient mettre leur talent au service de la publicité. Le tableau célébrant les boites de soupe Campbell de Wharol est une preuve de ce que j'avance.

Un de ces artistes parmi tous illustrateurs qui briguaient de devenir peintres et de tous ces peintres qui devenaient illustratifs, Rosenquist, célèbre aujourd'hui, pour son tableau utilisant l'effigie du Président J.F.Kennedy, gagné à cette idée, n'hésita pas à dire, alors qu'il revendiquait plutôt un statut de peintre plasticien, que : «l'image était la meilleure manière de vendre un produit».

Pour des questions de rentabilité et de statut, chemins qui menaient à la notoriété, les fabricateurs  d'image avaient le vent en poupe. L'illustration devenait un média de communication plus qu'un média d'expression individuelle. Elle se mettait au service et aux ordres des messages consuméristes...

C'est à ce réflexe d'égarement que certains illustrateurs tentés par les honoraires et par la notoriété se laissèrent quelquefois aller.Partant de l'idée que leurs images feraient vendre le livre qu'ils illustreraient, ils ne venaient pas au livre pour la jeunesse pour servir la littérature mais pour s'en servir. Mon rôle se résumait à leur rappeler que le livre n'était pas un produit , qu'ils devaient s'engager personnellement pour s'exprimer  et ainsi faire oeuvre. En somme j'inversais la proposition habituelle qui considère que le peintre s'exprime sans aucune béquille du texte pour dire que l'illustrateur devait s'exprimer comme un peintre conjointement et en concomitance avec le texte d'un écrivain.

Deux cas cuisants mais symptomatiques me reviendront toujours en mémoire : celui d'Étienne Delessert qui, devant le succès international, après la publication du "Conte Numéro 1" d'Eugène Ionesco,   se répandit en flagornerie pour prétendre depuis les Etats Unis en passant par son fief suisse jusqu'à toute l'Europe, que les "Quatre Contes"que cet auteur m'avait confiés avaient été écrits spécialement pour lui et à sa demande ( propos cités avec complaisance par François Vié, faux journaliste et commentariste superficiel, théoricien peu scrupuleux du discours des images) ; et celui encore plus sinistre de Claude Lapointe, qui trouva le moyen de revendre, comme s'il avait été le seul maître d'oeuvre, les illustrations de  "Pierre l'ébouriffé" qu'il avait réalisées à ma demande pour illustrer un texte autobiographique, sans tenir compte de mes parts d'initiateur, de concepteur du livre et d'auteur de la réécriture.

   Dans ces cas-là, fort heureusement assez rares  sur l'ensemble de la profession, à écouter ces enflés de prétention, qui s'honoraient parfois d'être "spécialistes en communication visuelle", on aurait pu être enclin à penser que seules les illustrations pouvaient faire ou défaire la valeur d'un livre. Si on se rangeait à leur point de vue, lequel est souvent aussi, hélas, celui bien superficiel d'un public snob non concerné par la littérature : rien dans un livre n'avait plus de valeur que les images qu'ils avaient concoctées alors qu'elles ne pouvaient être pour moi, dans le pire des cas, que l'aspect extérieur des choses intelligibles du livre.

Ainsi, sans la moindre considération due aux "ayant-droit", ni le simple respect pour les confrères et consoeurs  collaborateurs et "contributaires" du livre (l'initiateur, le concepteur et le concept déterminé du livre, l'auteur et le texte précis en base du projet) l'illustrateur de l'ouvrage, aidé en cela par un public de prescripteurs (trices) superficiels qui ne s'attachaient souvent qu'à l'aspect extérieur de l'ouvrage, s'en accaparait tous les mérites. Renversement des rôles : même le nom de l'éditeur était parfois rayé par ces artistes en mal d'existence comme s'il celui-ci n'avait été qu'un mercenaire occasionnel dans le gymkhana de l'existence du livre.

 Selon mes principes de conception, la mise en oeuvre d'un livre illustré, m'imposait de tenir compte  des caractéristiques et des orientations spécifiques que le sujet de l'ouvrage projeté impliquait (format, nombre de pages, d'illustrations, une, deux ou quatre couleurs) des suggestions graphiques qu'induisait le choix de l'illustrateur, puis des types et styles d'illustrations que cet illustrateur pouvait offrir, de celles qu'il fallait préférablement retenir plutôt que d'autres parmi toutes celles suggérées par le concepteur ou proposées par l'illustrateur...pour arriver enfin à donner une première forme matérialisée au schème du livre qui se profilait, selon une maquette qui ne représentait encore qu'une pâle ébauche du livre qui serait finalement publié…

   Pour éviter de tomber dans les impasses des schémas conformistes de l'édition traditionnelle, celle de cette littérature intentionnelle qui n'avait plus rien à voir avec l'idée que je me faisais de la littérature et celle d'une illustration descriptive-narrative, trop exclusivement,  restrictivement, préconisée comme "enfantine"( pour ne pas dire"infantile"),  ma volonté était de ne choisir, strictement, mes collaborateurs que parmi des auteurs ou des illustrateurs non spécialisés en littérature pour la jeunesse.

    Parmi les auteurs publiés, je citerai donc dans l'ordre chronologique des publications : Edward Lear, Oscar Wilde, Eugène Ionesco, Jacqueline Held, Marguerite Duras, Jean-ierre Abraham, Henri Monréal, Anne Philipe, Vladimir Maïakovsky, Richard Hughes, Jean-Claude Brisville, Françoise Mallet-Jorris, Jean Chalon, Charles Charras, Jacques Chessex, Pierre Gripari, Jean Joubert, Henriette Bichonnier, Jérome Peignot, Ray Bradbury, Pascal Quignard, André Hodeir, Maurice Denuzière, Michel Tournier et Gilbert Lascault…

    Je tiens à rappeler et à  préciser toutefois que ce qui contribua le mieux à établir, dans l'esprit de mes pairs de l'édition française, la notoriété des livres que j'ai publiés, fut le particularisme essentiel et rigoureux de mon point de vue et l'entêtement que je mis à m'y tenir pour l'imposer : Ne publier que de la littérature singularisée et "passionalisée", la faire illustrer par des artistes contemporains qui se référaient à ce qu'était notre tradition européenne de l'illustration, celle-ci étant replacée dans le cadre des arts contemporains et surtout : ne jamais avoir recours à des auteurs ou à des illustrateurs professionnellement spécialisés en ce que l'édition traditionnelle appelait couramment : "la littérature enfantine".

En matière d'illustration, tous les artistes que je pus choisir parmi ceux que je sollicitai, avaient, bien entendu, de quoi surprendre. Mais je n'avais aucun mérite à cela puisqu'ils existaient avant que je ne les rencontre et manifestaient déjà, sans m'avoir attendu, en piaffant et en se désespérant souvent, un réel désir de s'exprimer pour les adultes et pour les enfants indifféremment, sans qu'on leur donne l'occasion ou les moyens de le faire. La plupart de ces illustrateurs souffraient de s'entendre répéter, dans les Ecoles même d'Enseignement Artistique, que l'illustration était un genre mineur et qu'en conséquence ils étaient des artistes mineurs.

          J'eus le bonheur, initié par Nicole Claveloux, de comprendre ce problème et de vouloir contribuer, en remettant le genre illustration dans et en phase avec les contextes de l'époque, par référence à ce que le genre avait été au cours du temps, à la revalorisation de l'illustration et, par là même, à la revalorisation du statut des illustrateurs. Leur nom apparaitrait sur la couverture du livre à égalité, en grosseur et place, avec celui de l'auteur, ils seraient rémunérés aux droits par livres vendus et non plus déboutés au forfait...etc

         N'oubliant pas le rôle que j'attribuais à la formation et à la culture, ces illustrateurs que je recrutais venaient généralement de nos Ecoles d'Enseignement Artistique (publiques ou privées) et je n'hésitais pas lors de mes déplacements pour visiter des librairies à solliciter les responsables des formations artistiques de ces Établissements. Ils venaient donc de Saint-Etienne, Strasbourg, Nancy, Rennes, Amiens, Nice…et avaient tous un bagage solide de formation "Beaux Arts", ou "d'Arts Déco".

        Mon seul mérite fut d'aller les chercher puis de les encourager à penser, souvent sans leur garantir qu'ils seraient entendus, qu'ils pourraient réellement, en illustration, aussi bien dans les journaux et magazines que dans les livres ou à la télévision, à s'exprimer.

        Parmi eux, pour leurs talents, quelques uns avaient déjà eu l'occasion d'être repéré et avaient même eu la chance de contribuer à des campagnes de publicité (logos et affiches), ou d'exercer leurs fonctions, dans le théâtre ou le cinéma, à la création de dispositifs scéniques, de décors et de costumes…Françoise Darne était une de ceux-là.

    A ces artistes, mon appel et mon offre de contribution était précisément clairs puisqu'ils étaient étayés par une argumentation pédagogique et une foi en ces capacités innées et intuitives des enfants à percevoir, derrière ce qui était montré et représenté (en écriture ou en image) de l'intelligibilité des réalités du monde, ce qui ne pouvait être que suggéré et pressenti dans le sous texte ou, subliminalement, dans les arrière plan des images.

  Les illustrateurs que je retenais et avec qui j'ai collaboré comprenaient très bien qu'il ne s'agissait pas, simplement d'accommoder, par un habillage visuel, sorte de costume de parade, un texte considéré comme valeur essentielle – ce qui était habituellement le cas auparavant dans l'édition traditionnelle pour enfants – mais de réaliser, face au texte ou en contrepoint de celui-ci, un équivalant graphique et iconique, qui pouvait aller jusqu'à contredire ou  concurrencer les données du texte : une œuvre conjointe certes, se rapportant aux thématiques ou au climat du texte, mais une oeuvre tout de même à part entière.

    En encourageant ces artistes à s'exprimer sans pour autant se croire obligés d'être absolument et fidèlement "assujettis" aux données du texte, je ne demandais pas moins à ces artistes que d'enrichir l'œuvre littéraire qui leur était confiée par une œuvre illustrée équivalente, aussi importante en place, en valeur et en signification, que celle que proposait  l'auteur lui-même.

      La plupart de ces illustrateurs(trices), devenus célèbres aujourd'hui, étaient totalement inconnus quand je publiais leurs premiers livres. A New York d'abord, en association avec Harlin Quist, puis à Paris et à New York, après 1967 et jusqu'en 1972, puis chez différents éditeurs français où j'avais accepté de créer des départements Jeunesse : Grasset (1973-1976), Éditions Universitaires-Delarge (1977- 1979), Mengès (1979-1980), Éditions l'Amitié-Hatier (1980-1983) et enfin aux Éditions Des Lires (2001-2003).

   Les noms de ces auteurs, de ces illustrateurs et de ces éditeurs devraient évoquer pour certains d'entre vous quelques titres de livres ou quelques images plus  particulièrement surprenantes, voire choquantes, parce que paraissant insolites encore aujourd'hui mais de moins en moins, dans cet "univers pasteurisé", "vert paradis", "domaine préservé et réservé" de la littérature enfantine.

Certaines d'entre ces images ont même été jugées, par certaine psychanalyste prude et réactionnaire comme traumatisantes pour les enfants. Mais de quels enfants, parlait-on ?... Placés dans quels contextes historico-politico-sociaux?... De quelle classe sociale faisaient-ils partie?...De quelle sensibilité politique?... Et de quels âges mentaux surtout?...

Toutes critiques acerbes et injustifiées bues, je reconnais cependant que ces images n'étaient pas faites pour plaire aux "petits chéris de sa maman"ni "aux poupons de ces dames de la Joie par les livres". Je  ne le souhaitais d'ailleurs pas.

Les choses étaient distribuées de telles manières que ces enfants choyés et surprotégés, véritable agneaux enrubannés et parqués de Marie-Antoinette, ne pouvaient pas avoir, en germe, dans leur esprit, des expectatives d'attente qui les auraient incité à se pencher sur les livres que je publiais. Leur intérêt pour ces livres ne pouvait être que rare, occasionnel, aléatoire, fortuit et même assez exceptionnel. Je veux dire qu'ils ne pouvaient pas en avoir l'appétit.

Lorsqu'ils arrivaient à "ces chéris" de manifester un semblant d'intérêt, c'était plutôt à cause de l'étrangeté de ces livres et pour satisfaire, comme s'ils se trouvaient devant des météorites, une curiosité résultant d'une habitude désarçonnée. J'explique cela en pensant qu'ils étaient trop couvés, trop chaperonnés par leurs milieux, parental et social, trop abondamment gavés par la profusion de livres dont ils disposaient et que ces livres plus conventionnellement adaptés à leurs "attentes familiales de classe et de caste" mâtaient leur faim d'autre chose. Ils n'avaient pas d'appétit parce qu'on les avait gavé d'une littérature intentionnelle pasteurisée, expurgée de sa charge oppositionnelle – charge intrinsèquement constitutive de toute littérature singularisée et passionnalisée – et qu'ils ne pouvaient plus réagir autrement, même s'ils vomissaient celle qui leur était proposée, que de ne pas avoir envie d'autre chose qui pouvait lui ressembler. En somme ils n'avaient pas de goût à lire, ils refusaient de lire, parce que la littérature qu'on leur fournissait n'était tout simplement pas de la littérature...

J'ai toujours supposé, puis affirmé quand je fus certain de mon diagnostic, que ces enfants-là avaient été trop tôt et trop longtemps détournés de ce qu'est vraiment la littérature pour  pouvoir avoir envie de se sentir concernés par ces livres que je publiais.

Quoi qu'on en pense, n'aspirant pas à changer cet ordre social qui s'était établi sans moi et qui continuera d'exister sans moi, mais me révoltant contre le fait éditorial traditionaliste qui obligeait les enfants des classes défavorisées à n'être confrontés qu'à des livres qui, selon moi, limitaient leurs potentialités et perspectives d'attentes, je fus induit et contraint à adopter d'autres stratégies pour que ces livres, qui n'existaient qu'en schèmes potentiels, existent vraiment et qu'ils arrivent effectivement à ceux qui en avaient le plus besoin.

Et pour cela, c'est-à-dire pour que ces livres arrivent effectivement jusqu'aux enfants des classes les plus défavorisées, il fallait bien que j'en appelle à l'aide et que je m'appuie sur les structures de diffusion et de prescription françaises de la culture : ces institutions que sont en particulier les bibliothèques et les écoles.

De fil en aiguille, je fus bien forcé, dans l'intérêt de survie de ma démarche et des enfants, de taper aux portes pour espérer pouvoir entrer dans l'engrenage de la diffusion et de la prescription et, de cette manière  participer activement aux tenants et aboutissants.

Il s'avéra que cet engrenage était aussi tortueux et labyrinthique que celui dont j'avais parlé dans mon premier livre. Il avait la forme d'un entonnoir qui m'imposait de devenir camelot, colporteur de paroles justificatives, voyageur de commerce solliciteur, devant des institutions de prescription et de recommandation qui tenaient à se présenter souvent comme des façades monumentales et imposantes de temples du savoir. A moi alors de montrer patte blanche, d'argumenter, de convaincre, ces gardiennes de temple – car ce sont souvent à des femmes que sont dévolus ces rôles de protectrices des arts destinés aux gynécées – pour qu'elles adhèrent aux livres publiés, aux sujets traités et à la démarche éditoriale qui les mettait en scène alors qu'elles m'ont toutes accueilli, je dis bien toutes, avec des idées définitivement arrêtées sur ce que devait être la littérature et les illustrations pour enfants.

Le moins qu'on puisse dire est que les portes étaient étroites. Que ces portes étaient gardées par des portiers et portières vigilants, faiseurs et faiseuses de notoriété, imbus de leurs pouvoirs d'huissiers. On me fit comprendre qu'il fallait séduire, qu'il fallait faire le beau et passer la main dans le dos. J'appris même que certains de ces ouvreurs de notoriété se laissaient parfois soudoyés moralement...

Je compris vite à quels sinistres jeux de sociétés parisiens et nationaux on voulait m'inviter à prendre part et préférai, conformément à ma nature, prendre le taureau par les cornes et me braquer. Je ne ferai pas d'entrechats et me ferai entendre.

Mais face au dilemme, je compris très bien et très vite qu'il fallait démonter l'engrenage et remonter aux sources : aux raisons qui bloquaient le mécanisme.Je dus comprendre, mais sans absoudre, que ces institutions ne pouvaient agréer et soutenir des livres qu'à condition qu'elles aient le sentiment que ces livres étaient, pouvaient être, d'une manière très précisément délimitée, représentatifs d'une mentalité culturelle typiquement française et, en quelque sorte, des reflets de notre civilisation en phase avec le contexte d'une société spécifique immuable dans lequel grandissaient les enfants.

Voilà l'idée de base que ces vestales, ouvreurs et ouvreuses de portes institutionnelles, me demandaient d'observer et voilà ce que je ne pouvais accepter.

 



31/03/2007

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