RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1981. LE CONFORMISME DES LE BERCEAU

 
  

                                            
                 "Le conformisme dès le berceau "                     
          ARTICLE PARU, EN PARTIE, EN JUIN 1981, DANS : "LES CAHIERS DE SEVRES" 

           Les spécialistes de la littérature pour la jeunesse sont unanimes à reconnaître que dans l'esprit de la plupart des prescripteurs (trices), elle est, et doit être, une littérature d'édification. Mais en toute bonne foi, la majorité d'entre eux, animés des meilleures intentions du monde, souhaiteraient qu'elle ne soit, au sens restrictif du terme, que strictement édifiante.

        Cela tout simplement parce qu'ils pourraient la recommander les yeux fermés à tous les enfants sans s'exposer aux jugements critiques d'où qu'ils viennent.

          L'objet de cet article est de tenter d'évaluer les chances et les obstacles que pourraient rencontrer des livres qui, parce qu'ils ne seraient pas conformes aux normes habituelles ou parce qu'ils n'auraient pas recueilli, pour des questions de goûts, d'éthique ou d'incompréhension, l'agrément des prescripteurs (trices), ne pourraient finalement arriver entre les mains des enfants et seraient condamnés à rester lettres mortes dans un purgatoire indéfini en voie d'un cimetière des livres récusés.

Autant qu'un éditeur peut le faire en publiant des livres, les prescripteurs (trices) en les reprenant et en les offrant aux enfants, leurs donnent vie.

L'existence d'un livre dépend de ces deux sortes de géniteurs dont, pour ma part, auteurs et illustrateurs sont, bien entendu, la souche génitrice essentielle.

Lorsqu'il est intéressant, n'étant pas neutre, le livre est toujours de la part du groupe d'édition, une réponse à des motivations de création. Aussi bien qu'il sera, à la réception, soumis à des motivations d'appréciation et de transmission.

C'est de ces motivations qu'il m'intéresse de parler.

Généralement, par souci de simplification, on voudrait que les motivations des prescripteurs (trices), ainsi que celles des éditeurs, soucieux de gagner leur faveur, soient clairement établies une fois pour toutes autour d'un axe d'éducation : tous les enfants sont fragiles et ne peuvent bien s'élever que sous la protection des adultes les plus sages et les plus compétents de notre société bienveillante et de son organisation. En fonction de quoi, ces enfants ne pourront prendre le relais des fondements de la société, quand sera venu leur tour, qu'après avoir grandi dans l'observation et le respect de cette organisation.

Dès lors, notre rôle d'adulte, au titre de responsable, adhérant et soutien, de cette organisation sociale, au titre de parents, ou de prescripteurs (trices) d'éducation, se consacrera à leur fournir les principes sécurisants et les bases tonifiantes à l'ombre desquels leur santé psychique et morale et leur équilibre mental pourront s'épanouir et se fortifier.

        De la part des grandes personnes, cet ensemble de motivations bien intentionnées, comme autant de langes tendrement oppresseurs, enveloppement de mansuétude compatissante protectrice, révèle, en même temps que leurs inquiétudes, leur besoin de se prémunir, en prémunissant les enfants, d'un danger majeur qui guetterait notre société toute entière : celui de l'anormalité et de la folie potentielles.

        Le monde étant ce qu'il est, en fonction de ses aspérités et des dangers auxquels l'enfant en grandissant sera confronté, qui pourrait être assez inconscient pour ne pas souscrire à ce programme, de surveillance et de sécurisation, dicté par l'inquiétude et par des principes de précautions ?...   

Qui pourrait, sans perversité, souhaiter voir l'ensemble de ces "instances de protection", dont parents et prescripteurs (trices) sont les éléments les plus directement concernés, adopter une autre attitude, moins systématiquement rassurante, moins catégorique, moins limitatrice et moins restrictive ? ...

Et pour quelles raisons inconsidérées, révolutionnaires, nihilistes ou manichéennes ?...

Croire en l'ordre, en l'organisation de notre société, en notre volonté collective d'améliorer cette société et le sort de chacun…sont autant de convictions qui constituent pour la plupart d'entre nous des raisons de vivre en communauté et les bases de notre foi en toute citoyenneté.

        Avec le temps, les instances politiques évoluant, notre société en percevant les contre coups, la question que je me posai, au début des années soixante, fut de savoir si ce comportement d'inquiétude et de protection des adultes à l'intention des enfants avait évolué parallèlement depuis la fin de la dernière guerre, en 1945, selon quelle amplitude, de quelle manière et dans quel sens?...

En fonction de mon expérience personnelle de jeune parent du début des années 50, mon constat des années 60 me permettait d'être affirmatif. Oui, bien entendu, ce comportement avait évolué !...

Mais comment et pourquoi, en fonction de quels éléments socio-politiques précis ou de quels autres éléments diversement incitateurs ?...

        Après plusieurs approches, j'en vins à cette idée générale assez banale que, face aux livres et aux productions pour la jeunesse, si l'attitude de l'ensemble des préscripteurs (trices) avait changé, il était difficile d'en avancer des raisons claires puisque ce changement résultait des multiples modifications de comportements et de considérations, peu claires, intervenus sur le plan de nos mœurs dans l'intervalle. Notre société depuis 1945 ne s'était pas solidifiée. Il fallait donc l'envisager comme mouvante, dans sa fluctuance et dans sa pluralité, avec les conséquences qu'elle pouvait avoir sur nos mentalités individuelles et sur notre mentalité collective.

Un doute me retint : face au livre, ce changement d'attitude des instances de prescription n'était-il seulement dû qu'à une question d'époque ?... Était-il une conséquence directe des diverses modifications accusées par les contextes particuliers de cette époque dans laquelle, par la force des choses, nous étions bien forcés de vivre ? ...

Autant que je m'en souvienne, sur le plan pédagogique, mon attention sur ce sujet avait commencé dès mon entrée dans la carrière d'enseignant, au début des années 50. Mon métier m'y incitait. Mais pas seulement puisque je m'étais aperçu que mes collègues ne partageaient pas mes interrogations. J'en conclus que je devais être plus prédisposé que beaucoup de mes camarades, par équation personnelle et parce que j'étais passionné de littérature et de culture populaire, à vouloir comprendre ce qu'était un livre, quel rôle il pouvait jouer dans l'amélioration de la société et comment et par quels ressorts, depuis sa conception au sein des instances de production, puis son existence en librairie, en passant par les instances d'accueil au moment de la réception pour arriver jusqu'au grand public, ce livre pouvait agir, fonctionner et favoriser l'élévation spirituelle des masses populaires.

Selon mes aspirations naïves, le livre, tout livre, se devait d'être, pour ces masses populaires, un porteur d'espoir.

Je me référais à ce qu'il avait été pour moi au cours de mon adolescence et de ma jeunesse, alors que tout au long de ma première enfance j'en avais été totalement frustré. 

Il me semblait que les livres récemment publiés après 1945, ceux que je découvrais, ne ressemblaient plus à ceux qui m'étaient passés entre les mains avant et pendant la guerre. Ils étaient dans l'ensemble moins romantiques et leurs objectifs se faisaient plus généralement offensivement humanistes et plus sociologiquement et politiquement militants. Sans oublier Stendhal, Zola et Balzac, citer Nathalie Sarraute, Louis Guilloux, Sartre et Camus me servirait de preuves à ce que j'avance.

C'était la teneur elle-même des livres, comme celle, plus largement, des productions pour la jeunesse dans leur ensemble, aussi bien que la nature même des enseignements dispensés aux enfants qui, sous le choc de la guerre puis des nécessités de la reconstruction, avaient été obligées de se reconsidérer, de se modifier pour s'adapter à d'autres façons de voir.

Indubitablement mais progressivement, ces changements s'étaient imposés implicitement et, pour ce qui concernait les productions pour la jeunesse, d'une manière plutôt imperceptible alors pourtant qu'ils portaient bien la marque indéfectible des causes qui, même si elles n'étaient pas perceptibles pour le commun des mortels, les avaient inspirées.

Causes et effets, tributaires des temps dans lesquels nous vivions et avancions, modifiaient, qu'on le veuille ou non, le regard que l'on portait sur ces objets reflets (les livres, les films, le théâtre, les arts…) sublimations de nos expressions et de nos aspirations.

Ces reflets constituaient des signes et des traces de ce que nous ressentions à vivre. Ils étaient des réactions et des réponses à des soubresauts politiques, à des tribulations d'angoisse, à des moments précis de l'histoire de notre société inscrite elle-même dans le fil de l'histoire de notre civilisation, tandis que société et civilisation étaient elles-mêmes affectées par des réseaux de contextes nouveaux dont elles devaient s'accommoder, en particulier, ceux des technologies modernes et sophistiquées d'information et de communication.

Je pense que l'opinion publique ne présuma pas, ne pouvait pas présumer, de l'importance des influences et des conséquences qu'exerceraient ces technologies nouvelles sur la nature même de tous ces objets reflets issus de nos imaginations que les hommes avaient inventés et soigneusement améliorés au cours des siècles passés pour s'exprimer et pour communiquer.

En 1960, quinze ans après la fin de la guerre, je constatais que les livres ne pouvaient plus être ce qu'ils avaient été ni même ce qu'ils étaient encore puisque, de plus en plus souvent, dans notre société libérale avancée, par suite de l'apparition de ces nouveaux médiums d'expression et de communication, en fonction de leur vogue et de leur mise en application, les images prenaient le pas sur les mots.

Saugrenue mais fondée, ma question était alors : n'allions-nous pas finir, demain, internationalement, par nous parler en images ?...

D'où qu'elles viennent, les analyses menées par les observateurs de tendances de cette époque étaient unanimes. Elles nous permettaient de dire que les formes même des messages culturels et d'informations se diversifiaient, se travestissaient, jusqu'à se confondre souvent avec les messages publicitaires commerciaux, lesquels, pour mieux se faire admettre et paraître moins obsédants, se revêtaient d'humour et de désinvolture, se déguisaient pour mieux se faire admettre en divertissements anodins, affichaient des références culturelles et allaient même jusqu'à se rendre utiles ...

  On alla jusqu'à prétendre que « le consumering était un nouvel humanisme ».

«Où était le mal en cela ?...» nous disaient, en feignant l'étonnement, "les magiciens de la pub et de l'électronique" pour justifier les procédés astucieux mais déshonnêtes qu'ils employaient alors qu'ils connaissaient parfaitement leurs objectifs mercantiles et savaient pertinemment qu'ils les employaient pour nous conditionner, en essayant de nous masquer leurs finalités.

        Où était le mal ?... voilà la question qu'il fallait retenir.

Car si ces magouilleurs, pour leur décharge, invoquaient le mal, c'était bien que, d'une manière ou d'une autre, ce mal existait !

Et, s'il existait, pourquoi ne pas l'envisager ?...Pourquoi ne pas le débusquer ?... Pourquoi ne pas chercher où il se cachait ?... Et pourquoi ne pas essayer de comprendre pour quelles raisons il se cachait ?...

Questions de question à l'infini, qui se terminait par cette ultime interrogation : et si, au lieu d'être simplement due à l'époque et à ses contextes, il s'agissait d'une raison plus grave et plus récurrente : celle de notre prise de conscience sur nos conditions de vie et sur notre vécu qui se trouvait chaque fois en opposition et aux prises avec une volonté supérieure, implicite, sourde mais profondément déterminée d'étouffement. Il me semblait que notre pulsion de vie animée par notre désir de lucidité et de comprendre, étaient encore considérés comme devant être soumis aux principes d'une obéissance inconditionnelle aux dogmes. Comme si, remontant aux temps immémoriaux de la Création du Monde, ceux d'Adam et Eve placés devant l'arbre de la connaissance, nos aspirations à pouvoir avoir un regard sur nous-mêmes étaient encore jugées, par une volonté supérieure à notre propre volonté, comme une offense au Tout Puissant.

Je constatai que, par un processus inverse qui s'opposait à notre désir de devenir conscient, "On" nous avait manifesté, dans le cours des temps, tout au long de l'épopée civilisatrice, et "On" nous manifestait encore, comme si nous devions rester à jamais des enfants, avec une continuité et une vigilance de tous les instants, bien qu'habilement atténuée et dissimulée sous les gants de velours du divertissement, une oppression délibérée pour nous empêcher d'accéder, collectivement, à une prise de conscience sur notre état et notre statut d'humains. J'avais l'impression qu'à tous nos efforts pour accéder à la connaissance et à notre statut d'adulte mature, une contre offensive de dissuasion était à chaque fois déclenchée par un conservatisme diffus pour nous dissimuler des vérités que ce "On", imprécis mais tout puissant, escamotait, travestissait sans cesse en nous leurrant comme si nous étions, nous qui faisons partie du commun des mortels, incapables de supporter la vérité suprême et d'y faire face. 

Même s'il peut paraître inconséquent, l'emploie de ce "On" n'est pas fortuit. Il est d'ailleurs précisément qualifiable pour qui le veut. En y réfléchissant un tant soit peu, les ethnologues, anthropologues, sociologues…aussi bien que les philosophes et les politologues, nos métaphysiciens : représentants divers des Sciences humaines aussi bien que chacun de nous, dans notre for intime, pourraient lui trouver de multiples identités parfaitement crédibles. Dès qu'il est question de la conscience individuelle des citoyens et de la conscience collective des peuples, l'histoire nous apprend qu'elles ne se sont pas faites en un jour, une fois pour toutes, qu'elles sont intermittentes et qu'elles ont toujours nécessité des révélateurs et des conditions propres, indispensables, généralement tragiques et dramatiques, pour susciter leurs sursauts.

En contre partie, de nos élans pour éclairer nos vies et nos devenirs, on peut très bien imaginer que les forces directrices de nos instances dirigeantes, prétextant ordre, sagesse et civilisation, usant de leur prestige, de leur force de coercition ou de leur séduction, puissent souhaiter, prétextant notre bien, brouiller, endormir, bercer, nos conscience pour nous induire, selon leurs vues, dans des voies qui leur permettraient de mieux assurer leurs responsabilités.

La propagande, un idéalisme extrémiste, une hérésie convaincante… furent, dans un passé encore récent, des drogues dopantes et efficaces qu'utilisèrent des dictateurs despotes (Mussolini, Hitler, Franco) pour assouvir leurs appétits de pouvoir… Ces meneurs manipulateurs d'hommes n'avaient pas pour souci de stimuler la conscience de leurs légions mais plutôt de l'annihiler,  de la berner et carrément de l'aliéner.

Sigmund Freud, lui-même prétendait que les hommes – pardon de le  citer de mémoire –, lorsqu'ils agissaient, n'aimaient pas, d'une façon générale, comprendre à quels motifs profonds ils obéissaient. 

Mon raisonnement se poursuivit alors dans un sens plus pragmatiquement réaliste : si on acceptait l'idée que, dans notre société bien organisée, le hasard avait peu de parts, il fallait alors accepter d'en déduire que toute cause avait, généralement, ses effets et qu'il n'y avait pas d'effets sans causes. L'essentiel étant, pour celui qui se préoccupait d'avoir, comme moi, conscience des choses, de ce qu'il vivait, de ce qu'il voyait, de ce qu'il lisait, de pouvoir et de savoir remonter des effets aux causes pour comprendre, c'est-à-dire pour prendre conscience de...

Cela paraît simple mais, en fait, ne l'est pas toujours. Car il pourrait s'avérer, et il s'avère en définitive souvent, que ce "On" impersonnel, revêtant plusieurs volontés dirigeantes, continue de penser, préfère continuer de penser, qu'en chacun de nous, potentiellement, nos parts tribales soient trop enracinées – surtout lorsqu'il s'agit des enfants, anges ou démons en puissance selon les idéologies bien pensantes – et toujours trop immatures, collectivement, pour que nous soyons capables de tirer parti de la lucidité que pourraient nous octroyer nos prises de conscience.

 L'intelligence des hommes, comme leur langue, et comme le disait Ésope, peut être la meilleure et la pire des choses. En terrains difficiles, aux prises avec des idéologies contradictoires, les mouvements de masse sont impossibles à prévoir. La foule suit souvent des courants qu'elle n'a pas initiés mais qui la mènent inconsidérément. Lorsqu'elle se rallie enfin au courant majoritaire, c'est souvent par résignation plus que par conviction…

Ce qui nous autorise à dire qu'en matière de culture, de religion et de politique, pour tout ce qui concerne les nourritures spirituelles, le commun des mortels a souvent du mal à distinguer le vrai du faux, le bien du mal et même ce qu'il lui faut de ce qu'il ne lui faudrait pas…
         Dans l'indécision, en cas de perplexité, ce commun des mortels en appelle à ses experts et à ses juges évaluateurs puisque, nous en convenons, certains êtres, parmi nous, sont plus habilités que d'autres à investiguer, à chercher, à analyser, à deviner, et à comprendre puis, secondairement et éventuellement, à agir, c'est-à-dire à alerter la communauté, du moins la majorité d'entre nous, pour qu'elle prévoit et réagisse à son tour.

Ces experts ont, en lucidité, quelques longueurs d'avance sur l'ensemble de la population. Ce sont nos gardiens de phare et nos sentinelles. Par goût ou par profession, par hypersensibilité, par instinct ou par expérience, ils sont nos éveilleurs d'idées, nos précurseurs de tendances, nos lanceurs de modes…Quand il le fallait, ils se sont toujours insurgés, avant même que la masse majoritaire des citoyens ne s'en soucie, pour dénoncer les abus et les erreurs que laissaient commettre, ou commettaient eux-mêmes, les différents acteurs de cet impersonnel et fatidique "On" parmi lesquels ces Éminences de "notre société organisée", réunis en "Conseils de Sages", ou bien regroupés, à la télévision, dans ces imposants " Tribunaux de la Qualité" tandis que d'autres encore siégeaient dans des " Comités de Censure" au Ministère de la Justice…

 En matière de productions pour les enfants, quelles soient littéraires ou audiovisuelles, autour des berceaux et des gynécées, pour exorciser les mauvais sorts et les influences funestes, de bonnes et de mauvaises fées, comme aux temps des "Contes de ma Mère l'Oie", tissent toujours indéfiniment leurs toiles – parmi elles, incognito le plus souvent, des hommes, habiles tireurs de ficelles, investis de pouvoirs absolus y figurent –,  pour capturer le prédateur éventuel qui oserait s'en approcher.

Par atavisme, par sagesse et par expérience, pour veiller sur une progéniture qui sera toujours considérée comme semence de survie de l'espèce, les gardes sont draconiennes. Réminiscence encore tribale : il s'agit de veiller aux graines de reproduction de la santé psychique et mentale de toute une ethnie pour ne pas dire de l'espèce humaine toute entière.

En fonction de quoi, l'initiation des enfants, à notre ordre et organisation sociale, obéit à son rituel fétichiste et impose aux gardiens et surveillantes des berceaux et des gynécées, des rigueurs et des compétences exclusives que s'arrogent souvent des personnes bien intentionnées mais rendues sourdes, obtuses et bornées par les responsabilités dont elles se sont, ou dont "On" les a, chargées.

En 1967, lorsque je publiai mes premiers livres, confronté à ces vestales du temple, on me fit comprendre que je n'étais qu'un précurseur inconnu, dont on ne connaissait ni père ni mère, ni les convictions, ni les objectifs, ni les provenances…Et qu'il ne saurait être question, sans avoir montré patte blanche,   d'avoir accès à la bergerie.

Pour avoir le droit de se pencher sur les berceaux des chers petits anges, il fallait des patentes et des accréditations qui n'étaient pas délivrées à n'importe qui. Le certificat d'aptitude pédagogique que j'arborais leur semblait sans valeur. N'étant pas revendiquée comme catholique, ma bonne foi paraissait suspecte d'être politique. Certificat pédagogique et bonne foi, parce qu'ils étaient résolument laïques, paraissaient à ces dames patronnesses empreints de paganisme. J'étais donc persona non gratta.

 De la part de ces vigiles, pas très intelligentes, je n'eus droit qu'à de faux arguments, qu'à des prétextes et fins de non recevoir et, surtout, à des incapacités totales de justifier l'hostilité systématique de leurs prises de positions…En foi de quoi, j'en eus vite fait de constater que je nageais pas dans des eaux de logique et de raison mais dans celles plus troubles où se pratiquait le système de "deux poids deux mesures". Selon qui vous étiez et d'où vous veniez, on évaluait vos livres avec plus ou moins de considération. Les miens  au cours d'un colloque historique, à deux pas de la Bibliothèque nationale, rue de Louvois, initié par Geneviève Patte, furent jugés, par une certaine Catherine Bonhomme, comme « n'étant pas de la littérature et n'étant pas pour les enfants ».

Face au verdict, moi qui n'avais plutôt que de la sympathie pour le corps des bibliothécaires, devant tant de mépris et de "mé-considérations", ma question fut alors d'ordre général : comment expliquer cette étrange distorsion entre, d'une part, tant de barrières et d'obstacles élevés, ici, pour empêcher certaines propositions d'influences de s'exercer sur les enfants, alors que, par ailleurs, le même champ des productions pour la jeunesse était carrément abandonné à la libre exploitation commerciale des grands groupes d'édition?...

Pourquoi tant de rigueur d'une part et tant de lâche mansuétude d'autre part ?...

Avec justes raisons, ce constat effarant poussait à l'insurrection.  

Par honnêteté, je dois dire que j'ai fait partie de ces insurgés-là.

Mais pour ajouter aussi et faire remarquer qu'on m'y avait forcé. Dès ce moment en tout cas, il me sembla donc naturel, normal et sain, tandis qu'autour de nous nos mœurs et le monde avaient changé, de m'insurger contre l'hyper protectionnisme dont faisait preuve, envers les enfants, le corporatisme figé, immobiliste, des adultes prescripteurs (trices) patentés (bibliothécaires et enseignants). Ce corporatisme était pétrifié, inconscient de ses œillères et des conséquences négatives qu'il générait dans l'évolution de nos mentalités et sans attendre qu'il se réinitialise, puisqu'il était coupable, il fallait s'en écarter et le désavouer.   

Pareillement, puisqu'ils étaient solidaires de cette glaciation, il me semblait aussi naturel, normal et sain, d'exprimer, en prenant les risques de produire des livres différents, le sentiment de désapprobation que je nourrissais contre la plupart des éditeurs français puisque je les accusais, de connivence, par intérêt ou par inconscience, avec l'immobilisme généré par les instances de prescriptions. Prétextant défendre une tradition qui avait été détournée, les éditeurs ne remplissaient plus leur rôle. Ils manquaient d'audace et d'imagination et, se contentant de satisfaire les attentes figées par l'immobilisme des instances de réception, ils s'avéraient incapables, à partir des changements de données intervenus et des espérances des nouveaux publics, de déceler ces attentes et donc de se préoccuper d'aller à leur devant et de les satisfaire.

En conséquence, j'estimais avoir le droit, ne serait-ce qu'au titre de parent et d'instituteur en charge de classes élémentaires, de me révolter contre ces éditeurs qui, en terrain conquis, sans ensemencer de nouvelles graines, en moissonneur exclusif, se satisfaisaient d'exploiter, non sans profits, sans contestation aucune ou suffisamment forte émanant des prescripteurs (trices), sans contestation aucune sur le plan institutionnel : ce qui me semblait être devenue, par non adéquation avec notre époque, une fausse tradition française de livres pour la jeunesse.

Je dis fausse tradition parce que ces productions étaient caractérisées en majeure partie par des clichés de civilisation exprimés dans une langue enfantine qui n'avait rien à voir avec la littérature et que le tout était illustré exclusivement de faux dessins d'enfant.

En m'insurgeant contre cette option d'édition, c'est-à-dire en proposant des livres conçus et bâtis à partir d'autres options, je fais remarquer et souhaite qu'on ne l'oublie pas, que je n'ai jamais demandé qu'on interdise totalement du marché les options traditionnelles qui y étaient pratiquées. Si quelqu'un souhaitait bien l'exclusivité de ses options, ce n'était pas moi.

Comme un autodidacte, parce que je n'étais pas certain d'avoir raison, j'ai travaillé en solitaire, sans souhaiter faire d'éclat, en espérant qu'on admettrait finalement mon point de vue et mes options, parce qu'ils étaient logiques et raisonnables et qu'ils allaient dans le sens de notre époque.  

Ce sont des prescriptrices célèbres : Mathilde Leriche, Simone Lamblin puis Geneviève Patte… des femmes occupant des postes de pouvoirs, qui prirent les devants pour m'accuser de ne pas savoir ce qu'il fallait donner aux enfants et, indirectement, de perturber, puisque les premiers livres publiés avaient été conçus depuis New York et pouvaient être affectés d'un petit air étranger, la tradition française bien établie des livres pour enfants.  

Implicitement, elles me firent comprendre que je m'inscrivais en marge de l'Establishment et qu'elles ne me soutiendraient pas. Ce qui m'induisit à penser que je devrais désormais agir seul, avec pour outil de rayonnement possible, un petit distributeur, ses six voyageurs de commerce et quelques libraires indépendants, curieusement bienveillants, pour espérer que quelques livres (200 ou 300 livres par an au maximum) arrivent aux enfants.

Je pris conscience que mes options, mon action et les livres qui en résulteraient, me situeraient toujours, à cause du refus de considération de ces personnes dirigeantes et des formations qu'elles assumeraient dans leur corporation, dans une marginalité périlleuse, en opposition ouverte avec les institutions de prescriptions.

Je n'avais pas le choix. Pour produire, hors du conformisme majoritaire,    il me paraissait évident que, quoi que je fasse, j'apparaîtrais toujours, forcément, comme agissant contre lui. A moi donc, en me jetant à l'eau, de faire mes preuves, de fourbir mes arguments et de m'exposer éventuellement aux contre attaques et aux quolibets!

Tout cela, de 1967 à 1982, me fut abondamment servi. On peut le comprendre, le conservatisme se consolide et se solidifie plutôt à partir de processus de retranchements. Il est entêté et il se bute. Il est d'autant plus entêté qu'il n'a souvent pas d'arguments logiques et raisonnables suffisants pour expliquer et justifier son conservatisme. Marc Soriano parlant de ces entêtées de “la joie par les livres" ne manquait jamais de parler de « la suffisance de leur insuffisance »

 



23/04/2007

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