RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

2018/05/05. 2EME PARTIE DU TRICKY MIND DE MME BOULAIRE-BINAIRE

     2018/05/05 2. 2EME PARTIE DE RÉFLEXIONS DÉSABUSÉES SUR UN ARTICLE DE MME BOULAIRE

 

        Quitte à le redire cent fois, le sujet me paraissant plus important que ce que Mme Boulaire nous en dit, il m’a semblé utile de retrouver dans mes souvenirs, en raison de liens familiaux que j’ai avec les États-Unis où ma sœur et son mari se sont expatriés en 1956, avec leurs six enfants, les éléments précis qui me permettent d’expliquer pourquoi l’idée de m’expatrier aussi, alors que j’en ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion, m’a toujours paru comme une trahison et un reniement de mon pays et de moi-même puisque c’était en somme une dénégation de cet esprit et de cette culture française dont j’ai été nourri.

       Les choses étant complexes, multiples, diversifiées et parfois contradictoires tout en étant proches néanmoins les unes des autres, il me semble devoir les prendre une à une, sans pour autant être assuré, tant se mêlent à des considérations personnelles singulières d’autres considérations plus larges qui les englobent, de pouvoir les cerner puisqu’elles relèvent des caractéristiques des différentes cultures et civilisations de la sphère nord-occidentale et des jeux et courants implicites permanents qu’elles s’inter-échangent. Leurs différenciations et leurs oppositions, en bien et en mal, étant d’autant plus difficiles à être partagées et comprises parfois qu’il n’y a pas, et ne peut y avoir, de commune mesure entre ce qui est arrivé historiquement aux États Unis et les difractions dramatiques qui nous ont accablés en Europe entre 1933, début de la montée des fascismes européens et la guerre de 1939-1945. Difractions tellement injustifiables que nous avons, encore, beaucoup de mal à nous en expliquer et à en comprendre les raisons.

        Penser en termes de causes à effets, selon le système binaire de Mme Boulaire, serait le pire des moyens à employer pour essayer, non pas de résoudre mais d’expliquer, pour les comprendre, les contradictions inhérentes qui font partie de cette période de notre histoire. Une extrême prudence ici s’impose que ne semble pas présupposer Mme Boulaire. Prudence qui conduit bien entendu à rappeler et à recenser tous les faits historiques qui ont marqué ces périodes sur lesquelles on s’attarde de manière à retrouver, en deçà et par-delà ces faits, les liens qui ont constitué la trame dans laquelle ils se sont imbriqués comme dans un puzzle-carcan de conséquences coïncidentes tout en acceptant cependant, dès le départ, de considérer que, faisant partie d’un destin, cette trame gardera toujours son aura de fatalité et restera donc, quoi qu’on fasse fondamentalement inexplicable.   

        De tout ce que je vais mentionner, il est impossible que Mme Boulaire ait eu, en raison de nos différences d’âge, connaissance. Mais se piquant d’histoire pour accréditer son “scientifisme”, il se peut, bien entendu, qu’elle en ait entendu parler ou même qu’elle ait pris le temps de s’en informer. Le résultat n’étant pas pour autant plus probant puisque comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises, elle n’en dégage le plus souvent que des demi-synthèses et parfois même pas de synthèses du tout. Son intérêt n’étant pas d’aller au fond des choses et de prendre des risques d’affirmer ses interprétations des faits et des diverses données constatés, mais de ne pas déplaire à ceux qui peuvent favoriser sa notoriété et, pour ne pas leur déplaire, de n’en rester, lorsqu’il s’agit de sujets qui pourraient les froisser, en choisissant le survol des affaires, qu’à la surface des choses.  

      Me référant à ce que j’ai vécu et dont je peux témoigner, je me sens en droit de rappeler pour ce qui est de cette fameuse bibliothèque de Clamart, du mécénat américain et de ce début des années 60, que j’ai rencontré moi aussi un américain, Harlin Quist, en octobre 64, un an donc avant l’ouverture de la bibliothèque de Clamart, tandis qu’elle était déjà en construction, et qu’il avait aussi tendance à se faire passer pour un mécène, venu en France afin de porter secours aux petits français, en leur offrant, pour moins de un dollar le livre, une dizaine de livres qu’il venait de publier. Mais des livres de ses auteurs, de ses illustrateurs et de sa culture anglo-saxonne, en considérant ouvertement et en le proclamant, que nos auteurs, nos illustrateurs, nos livres, toute notre culture française… étaient, selon une expression qui lui revenait souvent en bouche des «dérivatifs». Expression que que je traduisais par “laissés pour compte”.

      Toutes nos conversations, hors de la présence de mon ami John Ashbery qui nous avait présenté l’un à l’autre, tournèrent autour de ce mécénat qu’il était venu exercer – en escomptant, bien entendu, en être bénéficiaire – parce que la France, selon lui, restait encore, dans son esprit, au niveau de ce à quoi la dernière guerre l’avait réduite : dévastée, en loques, pitoyable, exsangue et qu’il avait au cœur une âme de bon secours.   

       Et c’est au cours de ces conversations, en ces quinze jours qu’il resta à Paris où il venait pour la première fois, que je pus percer à jour quelques traits de son caractère et quelques mauvais signes avant-coureurs des démêlés que nous occasionneront ses convictions. Il se flattait d’être, ce dont je n’avais jamais entendu parler, un Wasp (White Anglo-Saxon Puritain) et d’être, en bon Wasp, persuadé de la suprématie de sa culture anglo-saxonne blanche, de pouvoir, en fonction de la supériorité de cette culture anglo-saxonne blanche, considérer les Noirs de son pays comme «des pigs». Joan Baez et surtout Bob Dylan, originaire comme lui du Minnesota – Harlin Quist, était né à Virginie – ne trouvaient pas plus de grâces à ses yeux puisqu’ils étaient pour lui, parce que militants favorables à l’octroi des droits civiques aux Noirs américains : « des communistes, traitres à la race blanche»...

      Et pour finir, ne reculant devant aucune provocation, voire l’insulte, il poussait son raisonnement de supériorité jusqu’à affirmer, en généralisant, que nous étions, nous les Français, incapables de nous prendre en charge « et uniquement susceptibles d’être des gens de parades : des couturiers, des parfumeurs et des perruquiers…».

       En matière de littérature, Harlin Quist n’était pas plus tendre pour la France et, contrairement à John Ashbery qui s’était installé en France et nous était reconnaissant d’avoir trouvé, en découvrant nos poètes et en particulier nos surréalistes, une grande partie de ses inspirations en poésie, il allait, par ignorance et forfanterie, jusqu’à oser prétendre, en généralisant encore, pour paraître plus convaincant, que nous n’avions pas de bons écrivains. Et, pour parler de son domaine, les livres pour enfants, domaine qu’il se flattait de connaître puisqu'il s'était improvisé éditeur de livres pour la jeunesse, que nous n’avions jamais eu aucun, strictement aucun, bon écrivain ou bon illustrateur pour la jeunesse en France.

        Rien en somme dans ces assertions d'Harlin Quist pour me convaincre de m’associer à lui! Mais que je considérais tout de même, grâce au soutien et aux explications de John Ashbery, poète plus généreux et moins caricaturalement extrémiste, aimant la France pour son accueil et pour ce qu’elle lui avait appris – il venait de publier avec Jean-Jacques Pauvert un magnifique numéro de la revue Bizarre sur Raymond Roussel –, comme une sorte d’insulte gratuite d'un arrogant cherchant à se faire valoir et, d’une certaine manière, comme un challenge  pour moi à relever, afin de prouver de quoi nous étions capables, nous pauvres Français…

        La charge était si épaisse et si grossière surtout que je finis par en rire et n’eus d’autres ripostes en faits d’arguments que de traiter ce jeune congénère prétentieux de “Yankee à la gomme”. Car il se comportait comme un de ces parvenus qui n’avaient pas fait la guerre mais qui, après la bataille, sans avoir participé aux risques des combats de libération, venait redécouvrir, sans se fatiguer, à des fins d’exploitation, tous les investissements qu’avaient engagés ses aînés du temps du plan Marshal, afin d’en tirer les marrons du feu.  

       Alors, parce que la bande de copains dont je faisais partie avait été mise au courant et qu’elle avait, avec moi, choisi le parti d’en rire, je pris l’initiative, de faire, avant qu’Harlin Quist ne reparte dans son pays, un bon coup à ce WASP raciste, dont il pourrait garder un souvenir à rapporter chez lui. Un bon coup qui pourrait faire rire ce Yankee d’opérette puisqu’Harlin Quist nous avait appris qu’il travaillait sa voix, que son rêve était aussi d’imiter Frank Sinatra et de passer à l’Olympia…Mais non sans lui donner  tout de même la petite leçon qu’il méritait!

       Je mis donc en œuvre avec l’aide des copains de ma bande et avec d’autant plus de plaisir qu’Harlin Quist ne me demandait rien de moins, avec insistance et acharnement, presqu’obséquieusement, que d’être son agent français, son représentant, en charge d’écouler sur notre territoire sa production de livres à moins de un dollars… une rencontre-débat, au cours duquel il aurait à faire face à mes amis de St Germain des Près de cette époque-là. Amis qu’il avait forcément côtoyés et qui l’avaient repéré puisque, logeant à l’Hôtel Louisiane, rue de Seine, tout près donc de la brasserie des Deux Magots, proche de la librairie La Hune où ses livres étaient en vente, Harlin Quist, en ma présence et en celle de John Ashbery n’avait pas pu passer inaperçu.

       Ces copains d’alors, de 63à 68, constituant une petite équipe dont j’avais accepté, par lâcheté plus que par sincérité, de faire semblant de faire partie alors qu’en raison de ma timidité et de mon peu de goût pour ces lieux de rencontre et pour les conversations style “café du commerce” qu’on y pratiquait, je haïssais et fuyais plutôt ce genre de clan. Une lâcheté qui était largement compensée par la cause que j’entendais servir à cette époque : rencontrer, recruter et solliciter des auteurs susceptibles d’écrire pour renouveler le Théâtre du Jeune Public.

      Et pour les besoins de ma cause, il se trouvait justement que ces amis étaient de jeunes auteurs plus ou moins alliés familialement ou amicalement à mes condisciples du Cours d’Art dramatique Charles Dullin : Dominique Mac Avoy et Denyse Rolland, la sœur et l’amie de cœur de Patrick Mac Avoy, le premier en tête, fils du portraitiste célèbre ( De Gaulle, Cocteau, Dali…) auteur de Les Hauts Fourneaux, qui était l’ami du poète homosexuel Jean Sénac et deviendra l’ami de Michel Tournier... que je ne rencontrerai moi-même que beaucoup plus tard…

         Mais, bien que le premier en tête de ces copains était pour moi Patrick Mac Avoy, nous faisions tous, à des niveaux d'adhésion différents, partie d’une bande dont le pivot rassembleur était Françoise d’Eaubonne. Bande que, pour simplifier, nous appelions ente nous : la bande de la d’Eaub. Françoise d’Eaubonne, amie de Violette Leduc et de Simone de Beauvoir, était une auteure tumultueuse souvent contestée et censurée, parfois bafouée, méprisée et traînée dans la boue en raison de ces prises de positions en faveur de toutes les causes prohibées par la majorité bienpensante de cette époque. Ses livres, de Y-a-t-il encore des hommes à Jusqu'à la gauche puis, plus tard La plume et le bâillon, portaient tous sa voix contre les préjugés, les lieux communs et les idées reçues et contre tous les conformismes. 

        Dans cette bande de la d’Eaub, adjoint en chef de Françoise d’Eaubonne en matière de censure et d’interdiction judiciaire se trouvait Nicolas Genka, auteur de deux livres maudits Jeanne la pudeur et L’épi monstre, livres censurés et interdits à la vente, à qui je ferai néanmoins ma première commande d’édition et qui répondra à ma demande en me donnant quelques mois plus tard un livre pour adolescents La baleine de Nantucket. Livre que j’aurais publié de tout cœur si entretemps, sans m’en parler, Nicolas Genka n’avait décidé de le faire illustrer par Roland Rolland, fils de René Moreu – premier rédacteur en chef de l’hebdomadaire Vaillant destiné à la jeunesse – dans un style faussement naïf imitant les dessins d’enfants… 

        Pour l’heure, en cette fin de mois d’octobre 64, nous en étions à cet au-revoir que nous entendions, autour d’un pot à notre table attitrée des Deux Magots offrir à Harlin Quist avant son retour vers les States et tous les membres de la bande de la d’Eaub que j’avais rameutés, jubilaient à l’idée de moucher l’arrogance du “Yankee d’opérette”, celui qu’en pensant à Orson Welles j’avais baptisé “Citizen Quist” mais que l’insolent Nicolas Genka avait rebaptisé “Citizen Qu”.

     A défaut d’être amicale, la confrontation fut cordiale, chacun de nous ayant préparé, pour recevoir dignement notre récipiendaire – qui arriva dans ses petits souliers et propre comme un sous neuf –, une pancarte sur lesquelles nous avions simplement reporté ces trois mots de hargne que l’on pouvait trouver à tous les coins de rue dans notre pays, écrits par les adeptes du parti communiste, mais que les services de propreté des municipalités concernées ne pouvaient jamais faire totalement disparaître : US GO HOME.

        Communistes ou pas, nous étions dans le ton de l’époque et je veux dire par-là que les communistes n’étaient pas les seuls à se méfier du prétendu désintéressement déclamé par le mécénat américain. Lucide et en avance sur notre époque, Jean-Luc Godard avait su trouver, à ce moment-là, la formule adéquate qui qualifiait ce mécénat économiste yankee : «Les Amerlos nous fourrent des bouteilles de coca cola dans la bouche pour nous obliger à dire merci !»   

       Harlin Quist le prit bien, avec un gros rire d’extraverti, alors qu’il était plutôt du type contraire. Mais nous ne lui laissions pas d’autre choix. Sa réaction me mit sur la piste de ses complexités, de ses masques et des turpitudes qui en découlaient : il aimait qu’on le déteste, allant pour cela, par masochisme, jusqu’à la provocation puisqu’il se baptisait lui-même “le Raspoutine du Minnesota”.

       Ma question à Mme Boulaire est claire et dénuée de perfidie : Pourquoi, alors que la bibliothèque modèle de l’Heure Joyeuse avait été créée en 1924, soit trente ans avant celle de Clamart, Mme Schlumberger-Doll, influencée par sa sœur Dominique Schlumberger-du Ménil, mécène elle-même de la Fondation du Ménil, vivant à Houston Texas, se sentait-elle obligée, magnanimement, de nous donner des leçons, alors qu’en ces années-là – je pus le constater en 65 quand je visitai New York, puis encore mieux, en 66, lorsque je me rendis chez ma sœur installée aux États-Unis –, des milliers d’enfants noirs de plusieurs états du sud, dans le pays d’adoption où sa sœur s’était réfugiée en 41 et où son premier mari Mr Doll s’était expatrié…n’étaient pas encore scolarisés et aucun étudiant Noir n’avait le droit de s’inscrire dans les Universités américaines ?...

        Ce qui, en droit, m’incite à demander à Mme Boulaire, pourquoi, à ses yeux, la bibliothèque de l’Heure Joyeuse, seule bibliothèque en France à se préoccuper de détenir un fonds historique des productions pour enfants, ce dont la bibliothèque de Clamart n’a pas, ou ne peut avoir, le souci, ne mérite-t-elle pas, autant ou plus d’attention et d’intérêt, dans cet article qu’elle a écrit ?...

       Mme Boulaire ne parle qu’en bien de cette bibliothèque de Clamart mais en s’exonérant d’aborder la question importante, cruciale même si on pense aux renouvellements indispensables de notre Littérature pour la jeunesse, de la pression implicite mais ferme qui était faite, et qui se fait encore aujourd’hui, au nom du bien des enfants, par les trusts d’édition, comme celui franco-américains à l’origine des Petits Livres d’or – que j’appelais alors Les petits livres en toc – avides de rentabiliser leurs productions commerciales annuelles massives, en se flattant de les écouler sur tous et n’importe quels lieux de vente et particulièrement dans toutes les bibliothèques françaises pour la jeunesse.

         Pas un seul mot de Mme Boulaire sur tout cet appareillage économique savamment monté d’État à État, États-Unis-France qui, par l’intermédiaire de mécènes, telles les sœurs Schlumberger, gagnées à cette cause-prétexte, jouant les bénévoles bienfaitrices, prônaient particulièrement pour être mis en place et appliqué dans cette petite bibliothèque de Clamart, puis montée en phare modèle d’exemplarité pour que ses choix fassent boule de neige et se répercutent sur toutes les autres bibliothèques françaises. De cet appareillage, Geneviève Patte était, pour la France, le maillon central. Et maillon central, pour ne pas se désavouer, il ne resta à Geneviève Patte pas d’autres choix que celui d’accorder sa foi, sa foi unique en ce genre de productions optimistes et dynamisantes même si, sur le plan littéraire et graphique, ces productions de Georges Duplaix  et celle de Paul Galdone, éditées toute deux par Simon and Schuster et la Westhern International Publishing Compagny étaient d’une simplicité plutôt débilitante. 

       En témoigne son enquête sur Les Petits Livres d’or que j’ai bien lue mais dont Mme Boulaire tire des finalités justificatrices incomplètes – en discréditant par contre dans la fin de cette enquête, les livres que j’ai publiés à Paris, Londres et New York, mais aussi bien en Italie, Allemagne, Hollande et Suède, avec Harlin Quist – en oubliant de mentionner dans cet article sur les périodiques de l’après-guerre que ces Petits Livres d’or étaient déjà, à l’époque de leurs création en 1941-42, soit 23 ans avant la création de la bibliothèque de Clamart, considérés par les deux sœurs Schlumberger, Anne Schlumberger-Doll (1905-1993) vivant partiellement en France et Dominique Schlumberger-de Menil (1908-1997) vivant aux États-Unis, toutes deux mères d’enfants en âge d’apprendre à lire, comme étant le nec plus ultra du livre pour enfants.

      Des albums qu’en somme Mme Boulaire, si elle avait existé à cette époque-là, aurait pu qualifier, selon un terme excessif et abusif qu’elle emploie pour sacrifier à ses besoins permanents d’hagiographie : de “parfaits”, à recommander et à faire connaître de toute urgence aux pauvres petits Français affectés par la guerre.

      La question que je me suis posée en conclusion de toute mon enquête menée, sur l’incitation d’Annie Renonciat, à partir des écrits de Mme Boulaire, fut : a-t-elle vraiment notion de cette pression, qui sous prétexte d’économie marchande, incite les bibliothécaires à liquider à bas prix les livres les plus anciens –quelles que soient leurs qualités – en les étiquetant de “défraîchis”, pour faire toute la place aux livres récents, dits “derniers parus”, ennoblis du terme de “nouveautés”?...

     Il se trouve qu’une de mes parentes, dont les enfants fréquentent la bibliothèque de Clamart, s’est étonnée de trouver ainsi, en priorité, les livres que j’ai publiés, éliminés des rayons de cette bibliothèque modèle et vendus pour des sommes modiques à n’importe quel acheteur. Acheteurs zélés qui sont souvent et surtout, des prétendus collectionneurs improvisés pour l’occasion mais plus réellement des marchands libraires en chambre, qui revendent ensuite ces livres achetés à bas prix, sur le net, à des prix exorbitants comme “livres rares” sans avoir à reverser aux ayants droits les sommes qui devraient leur revenir.

       Arrive alors, dans le cours de ma lecture, une annonce de Mme Boulaire qui me surprend et m’interpelle : «La revue jésuite Pédagogie. Éducation et culture, incommunicable à la BNF, devrait faire elle aussi l’objet d’un examen attentif.» Incommunicable peut-être, mais introuvable certainement pas ! Et pourquoi Mme Boulaire se décourage-t-elle en chemin si facilement ?... Est-ce la peur d’une excommunication du St Siège ?... de la mise à l’index de ses écrits ?...

      Puis, poursuivant son inventaire des périodiques du temps passé, Mme Boulaire se voit contrainte, pour être crédible probablement, d’en arriver à ce par quoi elle aurait dû commencer si elle n’avait pas été de parti-pris, c’est-à-dire à : «La revue Enfance, créée en 1948 par Henri Wallon, psychologue et alors directeur du GFEN, et Hélène Gratiot-Alphandéry, psychologue de l’éducation, est de loin, celle qui s’intéresse le plus au livre pour enfants dans la période qui nous intéresse. »

Puis on passe à la revue L’école des parents et on trouve alors ceci en clair, en très clair : «la revue consacre un article à l’enquête radiophonique conduite en 1960-1961 par Raoul et Jacqueline Dubois, instituteurs communistes très engagés dans la défense de l’accès à la culture par les plus jeunes.»

        Enfin ! Pourrait-on dire, enfin on parle politique !

        Oui, mais seulement du parti communiste et de ceux qui y adhèrent. A qui, fort heureusement, on reconnait quelques mérites : la création du CRILJ par exemple. Mais dont, en même temps, pour en revenir au couple que formaient Raoul et Jacqueline Dubois, en ne les caractérisant que politiquement, Mme Boulaire évitant ainsi soigneusement de signaler la part d’humanisme, de désespoir, puisque c’était un couple qui n’avait pas pu avoir d’enfants, d’abnégation, de courage, d’endurance avec lesquels, grâce ou en dépit de leur engagement politique, Raoul et Jacqueline Dubois, firent preuve, leur vie durant, de leur dévouement au service de la cause des enfants, des jeunes des classes défavorisées et de la cause commune. 

          Contraste tellement flagrant qu’il paraît presqu’incroyable que je dénote entre cette insistance avec laquelle Mme Boulaire tient à signaler les convictions politiques de Raoul et Jacqueline Dubois et le silence de tombe qu’elle laisse planer sur les convictions politiques de Geneviève Patte !

         Comme si pour les Dubois, traités comme des colis, la simple étiquette communiste, restrictivement posée sur eux, pouvait préfigurer de tous leurs contenus et de toutes leurs actions!

        Comme si la seule mention d’une adhésion à un parti de gauche – argumentation rudimentaire mais habituellement d’évaluatrice et discréditante de la droite – pouvait à elle seule envoyer aux gémonies ou à la déconsidération toutes les œuvres accomplies au cours d’une vie, celles d’un homme, d’un couple, qui avait le courage et le mérite, dans une période où ces aveux n’étaient jamais sans risques, d’affirmer leurs opinions politiques !

        Ce qui peut permettre de laisser penser au lecteur, pas toujours forcément  bien informé, il faut le dire, des dessous de la littérature pour la jeunesse, que Geneviève Patte est une sainte, qu’elle n’a pas de sexe, ni d’opinion politique, ni  d’obédience religieuse et que désincarnée et pure esprit, elle n’est uniquement disposée qu’à se préoccuper du bien des enfants. Ni d’opinion pédagogique non plus et encore moins de sens de l’humour, vu la façon dont elle a accueilli les Quatre Contes d’Eugène Ionesco, en 70, en prétextant qu’«ils compromettaient tous les acquis qu’on essayait de transmettre aux enfants.»

      Cette omission de Mme Boulaire, qui a, reconnaissons-lui, ce talent d’escamotage et le sens de l’ellipse, est encore une preuve de son parti-pris en faveur du gang que Geneviève Patte a su se constituer puisque, comme le lecteur a pu s’en rendre compte, chaque fois qu’elle parle d’elle ou de la revue qu’elle dirige, c’est toujours selon d’autres critères, en la présentant comme une de ces éminence que j’ai mentionnées plusieurs fois au cours de ma carrière professionnelle : objective, inoffensive, a-politisée, laïque, bien sous tous rapports… une de ces vraies «roses du Bengale, sans épines et sans parfum» dont parle, avec une nostalgie romantique Alfred de Musset.

      Et puis l’affaire se corse, par inadvertance surement, au détriment même de la stratégie adoptée par Mme Boulaire pour blanchir et valorisée Geneviève Patte puisqu’elle dit toujours à propos de la revue L’école des parents : «à partir de 1966, les chroniques sont donc confiées à Monique Bermond…De manière un peu surprenante, alors que la revue montre une attention soutenue à toutes les initiatives concernant le livre pour enfants, elle (Monique Bermond) ne dit rien de la création de la Joie par les Livres : celle-ci serait-elle passée à ce point inaperçue ?»

La question que Mme Boulaire pose semble naïve. Elle sera réitérée par la suite pour mieux innocenter Geneviève Patte et semble nous dire avec beaucoup trop d’étonnement d’ailleurs : Mais qu’a-t-elle donc fait cette sainte Geneviève pour que tout le monde soit contre elle ?...

      On peut d’ailleurs se demander pourquoi Mme Boulaire pose si ingénument cette question au lecteur plutôt que d’y répondre en l’argumentant. Raoul Dubois, dont on connait les œuvres, semble être dans le collimateur de Mme Boulaire, elle ne peut mentionner ses actions en faveur de l’enfance et de jeunesse sans souligner qu’il le fait d’abord, selon son interprétation des plus restrictives, en premier et dernier lieu, que parce qu’il est communiste. Elle dit de lui : «On y trouve pour la première fois  (dans la revue Vers l’éducation nouvelle)  la signature du militant communiste Raoul Dubois, qui désormais écrira régulièrement dans la revue

      Puis mieux encore mais plus perfidement en ajoutant : «Raoul Dubois le déplore, dans le n°196 d’octobre 1965, où il regrette la faiblesse de la critique dans ce domaine en France ; à le lire, il n’existerait que la revue Littérature de jeunesse, bien qu’il se réjouisse de la fondation récente du CRILJ, à laquelle il a participé. Cette déploration semble laisser penser qu’il n’aurait rien su, lui non plus, de la création de la Joie par les Livres ?»

      Ce qui, par déduction conséquente, laisse penser aux lecteurs de l’article de Mme Boulaire que c’est parce qu’il est communiste et par antiaméricanisme primaire que Raoul Dubois passe sous silence La joie par les livres.

     Dans cet ordre idée, je me souviens aussi des conversations que j’ai eus avec Marc Soriano, à l’Institut des Hautes Études en Sciences sociales, sur la nature des obstacles qui s’opposaient à l’information et à l’éventuelle prescription-proscription des livres d’un genre nouveau en littérature pour la jeunesse et des réponses que nous en tirâmes au cours de séminaires successifs qu’il dirigea et auxquels je participais. Notre conclusion unanime était qu’il existait un conformisme et un conservatisme tenaces, résistants et virulents, qui officiaient en sourdine, presque secrètement de deux manières très différentes mais complémentaires et très efficacement : d’une part sous forme de prescription largement diffusée dans ce Bulletin d’analyse des livres pour enfants que Marc Soriano qualifiait de «petit bulletin de patronage» et, d’autre part, sur le plan de la distribution des livres en bibliothèques et en librairies, une proscription silencieusement hypocrite dont l’objectif était d’exclure et de neutraliser toutes les éventuelles reconsidérations qui pouvaient déranger les productions conformistes habituelles. Marc Soriano m’exprima sa conclusion en un soupir, d’une manière lasse, en me prenant par l’épaule : «Continuez de nous surprendre François et laissez aux vestales de La joie par les livres, la suffisance de leur insuffisance !»

Les Bibliothèques seraient-elles devenues des succursales des 24 000 librairies affiliées aux grands trusts ?... et pour ne laisser entrer en Bibliothèques et exposés à la vente que des livres édités en batteries ?...Voilà ce que nous nous demandions en 1970 dans un séminaire de Marc Soriano.

      Puis, poursuivant encore la lecture du recensement des revues  d’après-guerre…Mme Boulaire s’en prend à un autre périodique Loisirs Jeunes, fondé par Janine et Jean-Marie Despinette, s’avançant là comme elle le fait habituellement, de sa manière binaire et radicale, avec toujours cette même intention de prendre les lecteurs pour des imbéciles en survalorisant le Bulletin de Geneviève Patte, elle lance comme on lancerait une boule puante : «On peut déplorer que pendant longtemps, les critères d’appréciation des livres pour enfants (dans Loisirs Jeunes) restent extrêmement vagues, consensuels, superficiels parfois…

      On en arrive ensuite à une annotation de Mme Boulaire qui trahit cette ignorance qu’ont entretenue farouchement, entre elles, dans leur camp, les vestales de Geneviève Patte à propos de la pédagogie et qui survit encore dans son esprit, malgré elle – et je suppose même sans qu’elle y ait jamais réfléchi réellement –, celle de mépriser, sans les connaitre, non pas la pédagogie mais les pédagogies et notamment les pédagogies actives et de conscientisation, sans les connaître. Elle dit ingénument : «L’explication rejoint ce qu’on vient de dire au sujet de L’École maternelle française : les éducatrices considèrent que pour l’âge préscolaire, le racontage pris en charge par l’adulte est préférable à la lecture»

       Ce à quoi, pour ma part, mais sans lui répondre comme il se devrait puisqu’il faudrait alors passer et perdre du temps à lui faire tout un cours, je me contenterai de la renvoyer à ce que dit Marshal Mac Luhan dans La galaxie Gutenberg et simplement aux instructions officielles du Ministère de l’Éducation Nationale qui préconisent, simplement, pour les enfants de cet âge tendre, que «le sensoriel soit entretenu et consolidé avant l’intellect» et que l’apprentissage de la lecture ne se fasse uniquement qu’à la fin de la maternelle…

      J’arrête là mon argumentation puisque je pense, comme Mme Boulaire, une fois n’est pas coutume, que «Ce n’est pas le lieu ici de s’étendre sur cette double question, mais qu’elle mériterait d’être approfondie.» mais déduis tout de même des constats que j’ai dressés à partir de cette partie de l’article de Mme Boulaire que ses recensements, ainsi que les présentations qu’elle en fait, sont conséquents et même assez confondants. Preuves d’un appétit de travail qu’on ne pourrait que féliciter s’il n’était pas aussi perfidement orienté vers la bien-pensance et, en fonction de ses dents longues, vers son intérêt de plaire aux gens qui peuvent la faire monter en grade dans la pyramide hiérarchique des accréditations nationales.

       Sauf que l’on retrouve toujours au nom des même partis pris de Mme Boulaire et de la même déontologie scientifique universitaire prônant l’abstention des paramètres politiques, pédagogiques et religieux – hormis bien sûr les allusions aux communistes et comme si les autres partis politiques n’existaient pas ; comme si Mme Schlumberger-Doll, puis Schlumberger-Gruner en second mariage, parce que mécène franco-américaine, n’était pas affiliée à une droite capitaliste internationale et comme si Geneviève Patte n’était pas tributaire, ne serait-ce que par reconnaissance obligée, de cette droite-là ! – omissions importantes et de conséquences qui font forcément, du fait de ces abstentions, pencher toutes les conclusions tirées par Mme Boulaire dans le sens de la pensée dominante et des avantages des gens en place actuellement dans ces zones des métiers du livre chargés de la réception et de la prescription qui l’intéressent : la congrégation CLNJ -Joie par les livres-BNF .

          Mais de tout ce déballage savamment et négativement bien orienté, ce que je déplore est que Mme Boulaire ne mentionne pas la création du CIELJ par Jean-Marie et Janine Despinette en 1988. Ce qui me permet de supposer que pour Mme Boulaire, le sujet de son article se résumait surtout aux éloges qu’elle entendait décerner à Geneviève Patte et que ce qui s’est passé de neuf en matière de recherches et d’analyses des productions pour la jeunesse, depuis plus de trente ans, sur le plan public, c’est-à-dire dans la sphère socio-religio-politique et non pas dans la sphère scientifique universitaire qui fait partie d’un tout autre domaine, n’a pas été digne, de retenir son attention.

      Désintérêt que je trouve regrettable et fort préjudiciable pour la cause qu’elle entend servir : la littérature et les productions pour la jeunesse.

                                                             François RUY-VIDAL, 25 avril 2018



05/05/2018

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