RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

2019. 23 JUIN : RÉTROSPECTIVES SUR UN PASSÉ RÉVOLU

2019/06/26 A VIVIANE EZRATTY

 

Ma chère Viviane,

 

   « Quick sand ! » était l’expression fétiche d’Harlin Quist, la deuxième et la plus souvent utilisée après le classique « Bull’s chit ! 

          Je pense que ces tournures langagières étaient des excuses justifiant sa mégalomanie, son hyperactivité pour la masquer et son hyperagressivité trahissant son auto culpabilité. C’était un wasp de la plus dure espèce et il avait un vieux fond de suédois pessimiste. Le fond de son caractère était plutôt déprimant. Les quelques raisons que j’avance expliquent en partie son célibat, son refus d’avoir des enfants et son hypocondrie. Même cachées soigneusement sous des rires tonitruants et une bonhomie de quelques instants, elles l’entraînaient à une lutte avec lui-même et à une confrontation de compétition perpétuelle avec les autres qui ne pouvaient pas le rendre paisible et encore moins heureux.

             Hélas, ces raisons caractérielles fortement ancrées finissaient toujours par transparaître (exploser serait le mot plus juste) à un moment ou à un autre dans ses relations intimes ou de travail… et je suis persuadé qu’elles ont dû, finalement, lui laisser peu d’amis après sa mort parmi les gens de la profession. Il prenait un plaisir sadique à rabaisser et à haïr les gens. Mais il ne se découvrait sous ce mauvais jour qu’après avoir obtenu des gens ce qu’il en attendait, après s’en être servi.

             Raisons qui m’avaient incité quand je les découvris, peu de temps après nos accords signés, tandis que nous étions lancés dans nos relations de travail et que je ne pouvais plus reculer, à l’appeler en référence au film d’Orson Welles : Citizen Q. Pseudo dont je le qualifiai d’abord pour plaisanter, mais qui s’imposa ensuite définitivement puisqu’il me fit comprendre à plusieurs reprises que je devais renoncer à tout espoir de le voir se détendre, se remettre en question et évoluer avec moi pour nous permettre de mieux faire face à l’œuvre que nous avions entreprise.

             Cela pour dire que H.Q. était doté, dans son équation personnelle, de paramètres hégémoniques ambigus – Comme chacun de nous bien entendu ! – qui pouvaient dynamiser, pendant un certain temps, les personnes avec lesquelles il s’associait, et qui lui permirent de publier les livres qu’il mit sur le marché.

              J’étais en première ligne de 64 à 72 et fut très peiné de découvrir progressivement ce boulimique capable de voler des idées, des options et des convictions pour avoir l’orgueil, après avoir mis son nom dessus, de penser vraiment qu’il en était le géniteur. Je fus très déçu d’apprendre qu’il ne connaissait pas la littérature américaine et qu’il ricanait lorsque je lui parlais de Faulkner, de James, de Wright, Salinger ou Steinbeck…Je fus carrément atterré lorsque, fidèle à mon option littérature, j’entrepris avec lui, en 1965, d’envisager quels écrivains pourraient écrire pour les enfants. C’est mon ami le poète John Ashbery, fondateur de l’École de New York, celui qui vivait à Paris et m’avait présenté H.Q. qui me donna quelques clés et des noms d’agents littéraires new-yorkais, pour que nous arrivions à obtenir les textes de Mark Van Doren : “Somebody came”, Robert Graves : “Two wise children” et  Richard Hughes : “Gertrude’s child”.

            Nos relations de travail à New York, le soir après les heures de bureau se terminait souvent au “Blue Elephant” petit restaurant chinois où dînait aussi Arthur Miller et sa femme, la photographe qui avait succédé à Marilyn Monroe. Nous nous saluions et je fus plusieurs fois tenté de prendre les devants et de solliciter Miller mais, estimant que c’était à H. Q. de prendre l’initiative, je ne le fis pas. Je pense que H.Q. était obsédé par l’idée qu’on puisse le situer politiquement à gauche…

           Quoi qu’il en soit, H.Q. avait ses plans bien égotiquement établis dans lesquels j’avais pour rôle celui d’un instrument dévoué à l’établissement de son empire. Selon ces plans il lui fallait d’abord s’imposer à New York, point de base sans lequel il ne pouvait y avoir de succès aux States puis, de là, irradier éventuellement vers l’Ouest encore qu’il « haïssait cette côte de fainéants et de primates » puis ensuite vers l’Europe, au premier rang de laquelle il plaçait ce qu’il s’évertuait à désigner comme le United Kingdom et, enfin comme l’apothéose de sa réussite, fleur de prestige à la boutonnière, Paris. Le reste de la France semblait le laisser totalement indifférent.

          Face à cette force souvent aveugle, typique pour moi du désir impérialiste américain, je ne compris pas tout de suite et ne voulus pas admettre l’irréversibilité de ce désir hégémonique. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle m’incita à me montrer plus nationaliste que je n’étais porté naturellement à le faire. D’autant plus que, dans mon équation personnelle, il ne fut jamais question d’être autre chose que français. Cela m’avait été confirmé peu de temps avant cela, lorsque ma sœur, américaine, ayant insisté pour que je la rejoigne et devienne comme elle américain, j’avais carrément décliné son offre.

           Dans cet imbroglio de sentiments contraires, j’avais compris que le reste du monde, y compris l’Espagne, pays de mes ascendants et l’Italie, où je me trouvais bien, ne m’intéressaient qu’à condition de les voir de France.

          Ce qui laisse à imaginer la largeur du fossé qui nous séparait puisque tandis que j’avais décidé que j’étais français, que je resterais en France, que je collaborerais avec des écrivains et des artistes français et, avant tout, pour un public français… Citizen Q. lui faisait tout ce qu’il fallait pour s’enfler et être connu « all over the world ».

             La haine qu’il me voua commença lorsque mon premier livre “Le voyage extravagant d’Hugo Brise-Fer(“The secret journey of Hugo the brat”) conte-fable surréaliste, illustré par Nicole Claveloux dont c’était le premier livre, fut sélectionné, avant même qu’il soit distribué en France, à New York, parmi les 10 meilleurs livres illustrés de l’année par le prestigieux New York Times.

            La traduction, avait été menée par une jeune américaine, Ciba Vaughan, que j’avais recrutée à l’agence française Borchard. (Agence toute puissante qui représentait tous les meilleurs écrivains français publiés par nos plus grands éditeurs)

            Traduction non signée et non mentionnée sur l’édition, selon des pratiques injustes mais qui avaient cours fréquemment dans les années 60-70. Pour un rappel des faits, il fallut que je m’insurge contre H.Q. d’abord, puis chez Grasset, Delarge et même encore contre Catherine Scob en 1980, pour que, conformément à ma volonté de considérer, par contrat, les illustrateurs comme des “créateurs” à part entière, ils soient rémunérés selon le principe du “droit d’auteur”, et obtiennent que leur nom soit apposé, sur la couverture, aux côtés et en même grosseur de caractères que ceux de l’auteur. Ce qui n’était pas sans conséquence puisque, faisant jurisprudence, cette mesure obligeait forcément, les autres éditeurs à se remettre en question et à mieux considérer le rôle et la part apportée par l’illustrateur.

           Je dois reconnaître cependant que je n’eus pas la bravoure de réserver la même attention aux choix et aux statuts des traducteurs qui traduisirent les livres dont le copyright appartenait à la Société française dont j’étais le gérant. Ce désintérêt s’explique par le fait que j’avais refusé, à New York, pour conserver et protéger ma liberté d’action en France, de prendre part, autrement que de conseil et d’animation, à toute participation d’ingérence dans la Société américano-britanique de Citizen Q.

          En France, le problème ne se posait même pas puisque, la plupart du temps, pour des raisons économiques, c’était moi qui en étais le traducteur.

          C’est ainsi donc qu’on ne trouvera pas, dans les versions américaines ou dans les versions anglaises des livres d’Harlin Quist – car il y avait chaque fois, en adéquation avec les subtilités des deux langues, deux versions bien distinctes de chaque livre – la moindre trace de qui a pu assumer les traductions. Ainsi, à titre d’exemple, pour mon livre : “Le voyage extravagant d’Hugo Brise-fer” est devenu “The secret journey of Hugo the Brat” aux U.S.A. et “ The secret journey of rambunctious Hugo” en Angleterre.  

          Les noms des traducteurs(trices) anglo-américaines qui ont traduit “Forest of lilacs” de la comtesse de Ségur, pas plus que les “Quatre Contes” d’Eugène Ionesco, ou encore “Ah ! Ernesto !” de Marguerite Duras me sont inconnus. Encore qu’il me semble que Ciba Vaughan de l’agence Borchard, soit restée la traductrice français-anglais de Quist longtemps après notre séparation en 1972.

 

       Pour ce qui est de la deuxième question que vous soulevez, plus épineuse puisqu’elle pose le problème de la place qu’on peut accorder à tel ou tel artisan éditeur dans un historique national, je suis bien embarrassé pour vous répondre puisque voilà deux ans maintenant, lors de ma dernière rencontre avec Jack Zipes, alors qu’il m’annonçait qu’il préparait une bibliographie, en quatre volumes, des éditeurs pour la jeunesse américain, comme je lui demandai si H. Q. y figurerait, il me répondit sarcastiquement que personne ne le connaissait plus aux U.S.A.

            Entre le “ne pas connaître” et son “ ne plus connaître”, il me sembla qu’il avait choisi de se placer en juge décideur, comme un censeur de qualités et comme s’il était responsable de décider parmi tous les courants d’édition et parmi les livres publiés, ceux qui étaient dignes d’être retenus comme susceptibles d’avoir contribuer à améliorer notre civilisation, de ceux qui ne méritaient même pas d’être mentionnés.

           Connaissant, pour l’avoir traduit et avoir lu tous ses livres, les positions insuffisamment nuancées que Jack Zipes a sur notre tradition historique française en Littérature de Jeunesse – Même si je reconnais moi-même la discontinuité de cette tradition –, il me sembla à l’entendre, ce jour-là, qu’il s’était investi, un peu à la légère, de toutes les capacités de jugement, en usurpant certaines d’entre elles, qui ne relèvent pas de sa compétence, aux autres spécialistes de la profession du livre ( critiques, éditeurs confrères, auteurs, illustrateurs, bibliothécaires, libraires…)   

      H.Q. fils de mineur, né à Virginia dans le Minnesota, (contrée d’où est issu Jack Zipes qui enseigne toujours à Saint Paul Minneapolis) était obsédé par sa réussite et par son besoin de laisser une trace. Ses ambitions et ses professions de foi, clamées parfois en public comme une revanche à prendre sur la vie : « I am making history in children books » ou bien « I have made a standing in my country and all over the world… » avaient de quoi en exaspérer plus d’un… De là à le rayer de l’histoire, il n’y a qu’un pas que Zipes franchira peut-être. Sauf si des bibliothécaires, gardiennes du temple, ou bien des historiens du livre, plus scrupuleux que lui, le rappelleront aux principes d’une déontologie dotée d’un minimum d’objectivité.

            Il n’en reste pas moins que les critiques que ses livres, – qui étaient souvent les miens pour ce qui est de la période allant de 1966 à 1972 –, ont suscité, ont été le plus souvent élogieuses, saluant en eux une autre manière, plus en adéquation avec la fin de la Galaxie Gutenberg, de considérer les capacités de perception des enfants et en les présentant comme des propositions, plus ou moins bien réussies, de renouvellement du genre “Livres pour enfants”.

 

            Pour ce qui est des critiques négatives, comme pour ce qui est de la France, il y en eut de nombreuses mais pas toujours ouvertement formulées. Beaucoup d’entre elles émanaient de confrères sceptiques ou agacés par le succès d’estime que les livres obtenaient et elles étaient proférées en petit comité puis transportées par la rumeur. Après avoir, en temps voulu, causé leurs torts, elles risquent de s’éventer avec les années pour se conclure par ce verdict lapidaire et injuste qu’il m’est arrivé d’entendre aussi : « Si vos livres ne se sont pas imposés dans le public, s’ils ne sont pas devenus populaires, c’est qu’ils ne plaisaient pas aux enfants ! »

            La part prise par tous les confrères éditeurs traditionalistes conservateurs, aux U.S.A. aussi bien qu’en France, dans le colportage de ces rumeurs, ne fait que mentionner et trahir leur désir de justifier leurs options éditoriales comme seule recette infaillible de fabrication et d’exploitation. Elles allaient toutes dans le sens de : « ces livres ne sont pas pour les enfants », « ce sont des livres réalisés par des esthètes qui se font plaisir mais qui n’ont aucune connaissance des enfants et n’ont aucune notion de ce qui leur plait ! » « They are snobish and sophisticated »…etc

            C'est-à-dire, pour ma part et pour le fond, que rares étaient les personnes chargées de critique qui se souciaient véritablement d’examiner ces livres sous l’angle pédagogique de conception, ou même simplement sous l’angle d’une littérature subjectivée, personnalisée et “passionnalisée”… et encore moins, bien entendu, sous l’angle de l’illustration de type graphique contemporaine en rupture avec les styles d’illustration convenus traditionnels imitant le faux dessin d’enfants.

     

           Que reste-t-il, aujourd’hui, sept ans après sa mort, de Citizen Q. aux States ?

           Que reste-t-il et que restera-t-il de moi, demain, en France ?

           Et que reste-t-il de mes options : “littérature (de diverses qualités de “lires”) et illustrations donnant prétexte à des allers-retours entre lecture littéraire et lecture graphique ?”

    

          De plus en plus souvent, autour de Jean-Yves Mollier, des historiens du livre ont tendance à vouloir tirer les lignes de forces de ces options que chaque éditeur met en œuvre pragmatiquement et propose concrètement par les livres qu’ils publient. Hélas, souvent un clou chassant l’autre, dans le magma des productions indifférenciables qui conditionnent le goût des masses populaires, on peut se demander, alors que l’appareil critique qui existait dans les années 70 s’est détérioré et a été laminé, qui pourrait bien avoir envie de perdre son temps à faire le tour de ces livres, toujours assez rares, qui renouvellent le genre et pour tenter d’en extirper les principes, de scruter et de percevoir les reflets de notre société qu’ils recèlent et ce qui mériterait d’attirer sur eux une nécessité d’attention des pouvoirs publics et pourrait susciter un effort de conservation en vue de les voir inscrit dans l’histoire des évolutions de notre civilisation ?

            Pour ce qui est de la notoriété, je n’ai pas à me plaindre et considère même que, par excès, cette notoriété me fit plus de tort que de bien. Au contraire de H.Q. je n’ambitionnais pas de devenir célèbre. Ni de briguer une place de précurseur d’avant-garde. Ni de devenir le porte flambeau d’une cause quelconque...

           Par contre, il me semble toujours aussi difficile, aujourd’hui, pour les jeunes éditeurs précurseurs, annonciateurs d’autres options en conformité avec les préoccupations que leur inspirent les technologies d’envahissement numériques, à cause du manque d’appareil critique scrutateur, évaluateur prescripteur, de pouvoir réussir à ce que leurs options, quand elles sont intéressantes, s’imposent et génèrent dans l’opinion publique et dans la mentalité française, des courants de conscience rénovateurs et stimulants.

Avec mon amitié, en espérant que ces précisions ne vous ennuient pas trop…

                                                    François Ruy-Vidal

      

 

 



22/06/2019