RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1972. 11 DÉCEMBRE : LA BULLE ANATHEME DE FRANCOISE DOLTO

            (ARTICLE DE L'EXPRESS DU 11 AU 17 DÉCEMBRE 1972)

 

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       «  Écrite et choisie par des adultes, la littérature enfantine échappe au jugement de ses jeunes consommateurs. Ces derniers que la loi protège contre les ouvrages de sexe et de violence, sont à la merci des "livres pour enfants"présumés inoffensifs, voire éducatifs. En réalité, cette production peut avoir un impact beaucoup plus grand sur son public, car elle a été spécialement écrite pour l'atteindre. Lorsqu'elle exprime les fantasmes de la sexualité infantile orale et anale, comme dans la collection "Le livre du Cyclope" d'Harlin Quist, elle devient franchement dangereuse.

        Les parents risquent de n'y voir que des canulars innocents : l'enfant, lui, y trouvera tout autre chose : l'écho du monde chaotique et terrifiant qui peuple ses cauchemars. Si les parents proposent et cautionnent un reflet des terreurs de bébés, ils bloquent l'évolution du psychisme enfantin et le figent dans son imaginaire, qui devient par conséquent impuissant, et qui n'a plus rien à conquérir, puisque les adultes ont le même. Je me refuserais à mettre de tels livres entre de jeunes mains.

        Nombreuses sont les œuvres littéraires qui projettent dans la création artistique toutes les inhibitions, tous les conflits d'un inconscient malade. De telles œuvres, quel que puisse être leur mérite esthétique, ne sauraient être offertes aux enfants. Or, pour  qui est familiarisé avec le langage symbolique d'un psychisme angoissé, il est évident que les ouvrages de cette collection correspondent exactement (un seul y échappe : Adieu monsieur Poméranie)


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à ce genre littéraire. Ce ne sont que dessins terrifiants, désirs informulés, plaisirs inachevés, obsessions sexuelles refoulées.

       C'est l'élève qui s'adresse à son institutrice qu'il appelle toujours  «maîtresse » en la tutoyant et en répétant qu' « il ne peut pas », qu' « il ne devrait pas » mais sans jamais préciser clairement l'objet de ses désirs et de ses craintes.


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        Qui ne voit la réalité sexuelle sous ces symboles ? Si l'adulte sain n'est pas attentif à ces prolongements inconscients, l'esprit de l'enfant, lui, les enregistrera comme tels et saura bien trouver l'analogie avec des émotions vécues.

        Plus loin, c'est l'auteur adulte qui repense à sa jeunesse et à ce qu'il aurait pu faire avec son institutrice. Réaction typique d'un individu qui se réfugie dans les souvenirs de sa sexualité prégénitale, paradis perdu pour qui cherche encore un interlocuteur enfant à défaut de rencontres adultes satisfaisantes.             
        Dans un autre récit, "Gertrude et la Sirène", on raconte les relations d'une petite fille avec une sirène qui se glisse tous les soirs dans son lit. Il s'agit d'une liaison que l'on peut qualifier d'homosexuelle.
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          Qui plus est, le corps des personnages est inexistant. Seules les jambes, les mains et les figures sont dessinées. Or c'est justement ce qu'un enfant craint par-dessus tout : ne pas exister. En se projetant dans ses zones érogènes, il paraît perdre la substance de son corps. C'est précisément ce qu'on lui représente.

         Dans la plupart des dessins, les arbres sont minéralisés, les animaux végétalisés, et les hommes sont l'un ou l'autre au choix. Rien n'est si nocif pour un enfant que cette confusion des règnes. Il importe qu'un homme soit un homme, qu'un arbre soit un arbre.

          On ne manquera pas d'observer que la transposition de la réalité et la création de mondes imaginaires sont à la base de toute littérature enfantine. Mais, précisément, il ne s'agit pas ici de transposition, mais de déformation de la réalité. Les fées et leurs baguettes magiques ne sont en rien dangereuses, les institutrices, avec leurs mains posées sur leurs élèves, le sont. Dans le monde des contes, si nécessaires aux jeunes, l'enfant s'enrichit de trouver exprimées des émotions indicibles pour lui, mais il s'enrichit surtout d'y percevoir l'appel à la communication avec le monde de la nature et de la société. Le reflet d'un érotisme périmé dans des représentations exagérément réalistes : mâchoires, bouches, sexes, ongles, seins, globes oculaires, bref les lieux anatomiques prévalants, sont contraires à la symbolisation.

          C'est là que réside, de toute évidence, le danger.

         C'est une responsabilité d'éducateur que d'écrire pour les enfants, c'est une responsabilité de l'adulte à leur égard. Il ne s'agit pas, pour la "classe" adulte, de se défouler sur la génération suivante en exploitant l'angoisse de la "classe"enfantine.                             

        En m'adressant récemment sa collection, le directeur d'Harlin Quist, François Ruy-Vidal, me demandait de dire franchement ce que je pense, tout en déclarant : « Je sais d'avance ce que vous allez dire ». Faut-il en conclure que les auteurs ont agi en toute connaissance de cause ? On peut se poser la question quand on considère l'effort qui a été fait dans la présentation pour accrocher le public snob et bourgeois. Des slogans comme «Pour les enfants de parents intelligents », un graphisme, souvent de qualité, que ne manqueront pas d'apprécier les esthètes, tout cela vise et risque d'atteindre une clientèle bien particulière.                                  
                                                         

A-t-on voulu, ainsi, s'attaquer délibérément à une certaine enfance, celle de la classe possédante ? C'est peut-être un moyen efficace d'attaquer dans sa descendance une société qu'on conteste.

Pour moi. Je n'ai jamais rencontré d'enfants bourgeois, je n'ai rencontré que des enfants sains et des enfants malades. S'agit-il, ici, d'une entreprise consciente de "génocide" subtil au niveau de l'imaginaire, en sapant les forces vives d'une certaine classe d'enfants ? Mon point de vue ne peut- être strictement esthétique et littéraire. Les enfants sont déjà tellement sollicités en tant que consommateurs par la société qui cherche à les exploiter commercialement, sans se préoccuper de leur développement, qu'il faut bien une voix pour crier danger.

 

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On m'a dit que les enfants aiment ces livres, mais les adolescents n'aiment-ils pas la drogue ? J'applaudis à la recherche esthétique au service de la littérature pour enfants. Mais qu'elle ne soit pas nocive à tous ceux qui n'ont pas encore 12 ans ! Est-ce parce que je suis médecin, mais le principe de toute action reste : d'abord ne pas nuire. »

                                       (Propos recueillis par Janick Jossin)

                                                                                Article intégral publié dans L'Express du 11 au 17 décembre 1972



13/11/2017