RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

2023 12 15 D'UNE GRAVURE D'ALBRECHT DÜRER VUE A 15 ANS ET DE SES EFFETS A LONG TERME

D'UNE GRAVURE D’ALBRECHT DÜRER QUE JE VIS A QUINZE ANS ET DE L’IMPACT QU’ELLE EUT PAR RÉFRACTIONS SUR MA VIE PROFESSIONNELLE D’ENSEIGNANT PUIS SUR MES CONCEPTIONS D’ÉDITION DE LIVRES ILLUSTRÉS POUR LA JEUNESSE

A Brice Parrain qui disait que «Les mots sont des pistolets chargés» je répondais chaque fois que j’y repensais qu’ils étaient pour moi des étincelles. Jean-Paul Sartre pour lui répondre prétendait que : «Chaque mot est chemin de transcendance.» Et Jean-Bertrand Pontalis, philosophe et psychanalyste, ajoutait en écho : «J’étais un enfant assez silencieux, comme si je refusais d’être pris trop vite dans la prison du langage»

Je suggérerai que c’est notre oreille ou notre regard qui créent et recréent ce que nous entendons et ce que nous lisons en une sorte de vertige, une ivresse des profondeurs, occasionnant un renoncement de soi même indispensable cependant pour devenir soi-même. Mac Luhan apôtre du sensoriel m’apprit plus tard que le prisme qu’on utilise pour lire les mots n’est pas le même que celui qu’on utilise sans contrôle pour regarder des images. Raison qui me fit adopter les deux prismes et me permit de mieux lire les mots et de mieux voir et regarder les images. En conclusion de quoi chaque fois que j’ai pu participer à des colloques sur la littérature pour la jeunesse, je disais autour de moi : «s’il vous plaît, acceptez de comprendre que machinalement vous changez d’œil, de prisme et de regard pour lire des phrases ou interpréter des images ! »

 

DE MOTS EN IMAGES ET D’IMAGES EN MOTS MAIS ON NE LIT PAS DES MOTS COMME ON LIT DES IMAGES, NI ENCORE MOINS DES ILLUSTRATIONS !

 

Apprendre à lire. Combien de fois ai-je dû me poser cette question face aux 52 petits visages d’enfants de 6 ans que je retrouvais chaque jour dans ma première classe en 1951-52 ?... Et que pouvaient bien éveiller dans l’esprit de ces jeunes enfants, dont plus de la moitié ne parlait pas français, les mots que j’écrivais au tableau et les images monosémiques d’objets qu’ils ne connaissaient pas que j’épinglais aux murs ?… Quels processus d’analyse et de déchiffrement se mettait-il alors en branle dans leur cerveau pour me suivre ?... Ces déchiffrements se faisant automatiquement, on oublie souvent, lorsqu’il s’agit de jeunes consciences, de penser et tenir compte que les mots, même s’ils ont la plupart du temps un sens précisément défini, prennent souvent d’autres sens selon leur position dans la phrase ou l’interprétation particulière qu’un auteur peut leur donner. Stockés et Mémorisés, ancrés jusque dans nos subconscients, ils deviennent dans la vie courante et le langage parlé, éléments de puzzle ou pièces de lego, pour des assemblages logiques d’idées et à des fins de communication… Alors qu’en langage écrit, en prose ou en poésie, ils se font parfois, dès que les idées qu’ils sont chargés de véhiculer se font plus nuancées et plus complexes, sous des plumes expertes par exemple, syntaxe, manière et style s’en mêlant, sibyllins, étranges et énigmatiques, véritables pierres de gués pour peu que nous nous laissions mener vers des territoires imaginaires. Comme je le rappelais tout à l’heure, nous abordons la lecture avec notre double lampe frontale, un réflecteur projeté vers l’avant, en quête d’un sens qui ne se dévoilera qu’au fur et à mesure que nous lisons, tandis que le second réflecteur, tourné vers notre cerveau, scrute le dictionnaire de mots immatériels répertoriés dans notre mémoire pour établir, par tri d’identification, une vraisemblabilité rassurante. Entre ces deux éclairages et par balayages rapides c’est de cette spéculation comparative et déductive que naît la compréhension progressive des phrases.

 

QUOI QU’IL EN SOIT, IL Y AURA TOUJOURS POUR CETTE DOUBLE LECTURE, UN ŒIL QUI VOIT ET UN REGARD QUI CRÉE.

 

Au cours de mes bavardages avec Anne Gravelat-Clancier, auteur de “Psychanalyse et critique littéraire”, épouse de Georges-Emmanuel Clancier, l’auteur du “Pain noir”, immédiatement après l’article que Françoise Dolto avait fait publier dans L’Express en décembre 1972, je pus réussir à avoir une idée plus nette de la manière dont nous appréhendions les mots et les images. Anne Clancier me disait que nous ne lisions pas les mots et les images avec le même prisme. «Pour lire des textes, me disait-elle, il faut mentaliser les phrases. Cette mentalisation est en quelque sorte une protection pour les enfants puisque, de ce qu’ils lisent, ils ne sont prêts à comprendre que ce qui est au niveau de leur maturité. Lire c’est aller, grâce au mécanisme de la lecture, au devant du sens de ce qu’on lit, mais avec cet acquis indispensable : ce que l’on est et ce qu’on sait déjà….Tandis que la plupart des images, surtout celles qui sont simples, nous sautent aux yeux sans que notre volonté intervienne. On les reçoit abruptement et sans préparation. Si elles sont chargées d’affects, même si on ne les comprend pas, elles laissent en nous des traces…» L’expression par les mots est un fait de la raison et de la mentalisation (syntaxe, vocabulaire, articulations), l’expression par des images est un fait d’inspiration à partir de schèmes, d’idéogrammes et d’idéographies, résultats d’observation et de réminiscences. Mots et images font appel, aussi bien pour être perçus que pour être conçus, à notre double fuseau synesthésique de facultés d’appréhension intellectuelles et sensorielles. Je me souviens très bien d’être longtemps après, par suite de ces discussions passionnante avec Anne Glancier, resté perplexe et insatisfait, jusqu’au moment où pour ne plus y penser j’ai fini par choisir de croire que lorsqu’on écrivait, notre double flambeau devait fonctionner à l’inverse et que c’était le réflecteur arrière, du fait que le flux de la pensée commandait, qui pourvoyait aux choix progressif des mots, tandis que le réflecteur avant ne faisait que suivre leur alignement en vérifiant la cohérence de leur assemblage logique sur le papier ou sur l’écran. La Palisse disait déjà que nous regardions le monde parce que nous avions des yeux pour voir. Mais voir et regarder, pour comprendre ou pour ressentir et éprouver, implique en plus des yeux, qui ne sont alors que les organes-outils de perception visuelle, les réseaux neuroniques (synapses) de notre cerveau avec, au premier chef, notre intellect considéré rapidement ici comme un organe de mentalisation et de rationalisation et, en arrière lieu, dans les arcanes de notre esprit, la part émotionnelle, sensorielle, affective de notre sensibilité (ce que les psychanalystes appellent généralement nos affects). Dans ces zones subtilement élaborées de notre cerveau, à condition évidemment qu’il soit sain, dès les premiers âges de la vie, on sait que les pulsions de vivre de chacun de nous sont dotées du pouvoir d’appréhender du regard – mais aussi, comme le pressentent les non-voyants, d’un flair intuitif–, le monde qui nous entoure et que nous découvrons en suspectant instinctivement les dangers qui pourraient menacer notre intégrité, grâce et avec ces facultés organiques innées que nous détenons et, parmi elles, cette capacité d’inspection cognitive fureteuse qui se double toujours préventivement d’une force d’enregistrement mnémotechnique… C’est de cette intuition de cognition que j’entends parler puisque, aussi bien dans la lecture des mots que dans celle des images, elle apporte sa part de lumière pour nous permettre d’aller au devant de ce qui se propose à nous, de ce à quoi nous sommes confrontés, en nous permettant, par approchements, explorations, supputations… de comprendre ou de ressentir, et parfois de comprendre et de ressentir à la fois, en quoi et comment nous sommes concernés par ce à quoi nous sommes exposés. Dans le processus de la lecture, on peut dire que cette intuition nous aide à prévoir, dès l’amorce d’une phrase, les quelques sens possibles que les mots qui nous sont proposés, parmi tous les sens qu’ils peuvent avoir en général, vont pouvoir prendre… Cela selon un processus de tri et d’évaluation qui nous permet de comprendre, ensuite, exactement, par éliminations déductives et choix définitif, ce que la phrase elle-même dit et sous-entend. Car, lire des phrases c’est aussi lire entre les lignes et lire derrière les lignes avec, en mémoire et en survol de ce que nous lisons concrètement, un acquis culturel comparatif et évaluateur qui est cette double lampe frontale dont un des projecteurs est tourné vers le texte du livre et l’autre vers les arcanes de notre expérience accumulée au fil des ans, cet entrepôt mnémotechnique réservé pour cet usage. Par négligence, par déformation professionnelle souvent, nous, adultes, avons perdu, non pas le potentiel de ces facultés d’extrospections, mais certains de leurs usages qui se sont étiolées par manque de praticité alors que les jeunes enfants en disposent et en usent naturellement sans avoir à faire d’effort. Parmi elles, celle de voir par exemple, qui n’est pas précisément et uniquement celle regarder et de lire. Les enfants qui n’ont pas appris à lire ou qui lisent moins que nous, qui n’ont donc pas la vue affectée et “gâtée”, voire hypertrophiée par des pratiques intensives de lecture de texte, celles des mots, des syntaxes de structuration et des phrases, détiennent en forces neuves leurs entières facultés potentielles, dont les sensorielles, qui leur permettent de voir plus instinctivement, plus largement, plus spontanément, plus globalement – même si intellectuellement, à l’évidence, c’est avec moins d’expérience, de recul et de sagesse –, puisque moins déformées par le processus d’assujettissement du regard au cheminement mécanique restreignant de la lecture du mot à mot, et du mot par mot pour l’interprétation des phrases. Ainsi, au mépris de la contradiction, mais la prévoyant, j’ose, au moment ou l’industrie du livre pour la jeunesse est en matière de culture de masse à son zénith d’exploitation et tandis que par euphémisme de propagande on choisit de l’appeler “économie” plaider pour qu’on sache ne plus faire de la lecture, comme on le fit avec raison dans le passé, le remède qui sauve de toutes les ignorances et qu’on remette carrément en cause, voire qu’on se détourne même et renie, parce que l’époque actuelle et les nouvelles industries de communication nous l’imposent, ce conditionnement qu’impose forcément à notre regard, le processus d’alignement déductif implicite de la lecture littéraire, celle des mots et des phrases exprimant des idées. Ce qui en terme plus clair signifie que je plaide pour qu’il y ait moins de livres pour la jeunesse, qu’ils soient meilleurs et qu’ils soient toujours accompagnés d’illustrations incitatives de réflexions plutôt que d’images monosémiques sagement simplistes. Cela d’autant plus que les enfants, par ailleurs, sont soumis et séduits, conditionnés par une infinité de jeux et de productions audio-visuelles de toutes sortes, issues des moyens technologiques modernes mis abondamment sur le marché, pratiques diverses, souvent triviales et vulgaires, dont leur esprit, leur conscience et leur subconscient même, par l’attention et les regards qu’ils leur accordent sont le pivot et l’enjeu. Ces influences diverses flouent pour l’instant, toutes les observations possibles des bien-faits ou des dangers qu’elles occasionnent, en empêchant, faute de preuves incontestables, toute évaluation fondée et, en application, toute action réellement préventive. Plus que jamais, c’est l’œil de nos enfants, l’œil outil, le transmetteur de ce que notre regard enregistre et emmagasine dans nos cerveaux qui est devenu, pour des marchands souvent peu scrupuleux, la prime et le puits sans fond de leurs ressources bancaires… Pourquoi se priver ?... Puisque, sous couvert d’illusions et de divertissements, ces fournisseurs toujours parés de leurs bonnes intentions ont tout à loisir le droit légitime de nous fourguer tout un lot de conditionnements imprévisibles. Ce ne sont plus des images concrètes (reproductions de la nature ou imaginée et de pure fiction) qui nous sautent au visage, mais des images dénaturées, (retouchées, virtuelles ou en trois dimensions) accompagnées de sons (musique, bruitages et vibrations) si bien qu’il nous faudra de plus en plus souvent, pour être dans le vent et consentir aux avancées du temps, parler de synesthésies. Encore que l’on puisse, si on se réfère aux théories évolutionnistes de Spencer et de Darwin, ou même simplement de celles plus pragmatiquement pédagogiques de Jean Piaget – qui datent tout de même déjà de plus d’un demi-siècle –, selon lesquelles « l’équilibration est une autorégulation entre l’assimilation et l’accommodation » on pourrait prévoir que les enfants de demain, placés face à ces sollicitations nouvelles, verraient leurs facultés d’appréhensions diversifiées se modifier pour s’adapter, se développer et se perfectionner, afin de permettre à l’enfant de demain, d’être en mesure aussi bien de les percevoir que de pouvoir s’en servir pour s’exprimer en des domaines jamais explorés de nos jours. Pure fiction car, quoi qu’il en soit, rien ne nous permet aujourd’hui de prédire quelles pourraient êtres les parties de nos facultés intellectuelles et sensorielles qui seraient affectées, et de quelles manières elles pourraient l’être par ces nouvelles technologies de la communication. Vraisemblablement cependant, le principe de double perception, tel qu’il a été si bien défini par Marshall Mac Luhan, selon le prisme binaire de notre regard, qu’il soit considéré comme étant à la fois purement intellectuel ou purement sensoriel, ou, plus prudemment comme étant seulement partiellement intellectuel et partiellement sensoriel... risque de paraître obsolète à brève échéance et d’occasionner, du fait de ses inadaptations, particulièrement dans l’esprit des enfants en état d’addiction à ces divertissements, des perturbations beaucoup plus graves que celles qui furent, et sont encore, causées par les distorsions de l’œil qui lit au détriment de l’œil qui voit.

 

COMME ON CHANGE DE VERRES POUR VOIR DE PRES OU DE LOIN NOUS CHANGEONS DE MANIERE DE REGARDER POUR LIRE DES PHRASES OU COMPRENDRE DES ILLUSTRATIONS.

 

Lorsque Jean-Bertrand Pontalis, philosophe et psychanalyste disait qu’il avait peur, étant enfant, de devenir prisonnier du langage, il exprimait la même crainte qu’éprouvait ce professeur de musique qui refusait qu’on apprenne à lire à son fils avant qu’il n’ait appris la musique. Par leur craintes et refus, tous les deux exprimaient ce que Marshall Mac Luhan suscitait lorsqu’il parlait de l’atrophie que subissait notre regard lorsqu’il était conditionné par l’apprentissage, l’acquisition et la pratique, devenue machinale, du mécanisme de cette lecture des textes que j’appelle lecture littéraire. Les pratiques de lecture s’acquièrent avec l’expérience. Celles qu’on nous enseigne et celles que l’on adopte en autodidacte – comme moi, à 5 ans, (1936) parce que je manquais de livres et que ma curiosité quémandait d’apprendre –, lorsqu’on cherche simplement à passer le temps, en compulsant, par curiosité instinctive et machinale, tout ce qui est à notre portée et tout ce qui peut avoir, ou faire, sens… Ma prise de conscience de cette distinction entre la lecture des mots et celle des images m’est venue bien longtemps après les pratiques auxquelles je me livrais, alors que je n’avais, je le répète, que cinq ans et que privé de livres, de mots et d’images, je me rabattais sur un déchiffrement presqu’impossible de ces reproductions de tableaux que je trouvais, imprimées en teinte sépia sur des pages en papier glacé, dans les deux tomes du Larousse familial. Alors, livré à moi-même, avec ces bribes d’expériences acquises de bric et de broc, sans expliciter quoi que ce soit, j’emmagasinais comme un sourd-muet, une nourriture qui n’était pas de mon âge mais qui laissait en moi, y compris sur ma façon timide, presque mutique de me comporter, des traces et des pratiques d’incapacité physique indélébiles. Plusieurs de ces reproductions marquèrent mon imagination et témoignent encore et toujours pour moi de la subjugation qu’elles m’inspirèrent. Elles étaient forcément, parce que dramatiquement révélatrices de la cruauté humaine, source inépuisable d’étonnements, d’inquiétudes, d’effrois et bien naturellement de questionnements sans fin auxquels je ne pouvais trouver de réponses. J’avais pour chance et malheur, veillant sur moi comme sur un être fragile, voire débile, ma sœur, Claire, de 7 ans mon aînée, qui avouait alors sa volonté de faire carrière en médecine et qui, pour me soigner et répondre aux questions que je me posais à propos de ces reproductions de tableau, croyait bien faire en attisant mes frayeurs. Je me souviens ainsi plus particulièrement des frissons que me procuraient ses commentaires sur le tableau représentant les Énervés de Jumièges qu’elle appelait Les Dénervés, car, tandis que mes interrogations étaient plutôt compassionnelles, du genre… « Mais pourquoi a-t-on abandonné ces deux adolescents dans un lit, au milieu de la mer ?... », elle me répondait en insistant sur les détails : « …Mais non, idiot, on leur a arraché les nerfs, un à un, avec des pinces, pour qu’ils ne puissent plus bouger ni se défendre, et pour qu’ils meurent noyés mangés par les requins ! » Jouant autant les institutrices que les doctoresses – Mon livre Le bistouri de Mlle Dard est une retranscription fidèle de ces angoisses –, ses réponses aux questions que soulevaient en moi ces tableaux étaient toujours incisives et cruelles. A sa décharge, je peux tout de même dire qu’elle n’était pas responsable du choix de ces tableaux et qu’ils représentaient donc, en figurant dans ces dictionnaires, des préoccupations relevant historiquement de nos mœurs, de ce que nous étions humainement et de ce que nous voulions garder en mémoire afin d’améliorer nos perspectives d’avenir en choisissant d’être ce que nous voudrions devenir… Étant impulsive, plutôt primaire et active, ma sœur enchaînait ensuite, toujours dans cette voie des pratiques médicales sur La leçon d’anatomie en s’acharnant à m’expliquer qu’ « il fallait savoir ouvrir les ventres des malades pour extirper toutes ces bêtes malfaisantes que nous avions en nous et qui nous dévoraient…» A cette époque de ma vie, en 1936, mon frère Jean qui avait 10 ans de plus que moi, supportait mal d’avoir à vivre, pour continuer ses études, loin de notre petit village et du foyer familial, avec ma grand-mère qui habitait la ville, à Mostaganem, en bordure de mer. Aussi faisait-il régulièrement, au désespoir de mes parents, l’école buissonnière pour aller, plutôt que de suivre les cours du collège, se baigner à la plage de la Salamandre ou ramasser des oursins sur les rochers. Sa devise justificatrice était que « l’école, la culture et l’éducation ne servaient à rien ». Mes parents s’en plaignaient. Ma mère allant parfois, elle qui n’avait pas eu la chance d’aller à l’école et qui ne savait pas lire, jusqu’à en pleurer. J’étais témoin de leurs préoccupations et elles m’encourageaient, par désir de compensation, pour les satisfaire et réparer ce que mon frère leur causait, à vouloir plus vite et mieux apprendre à lire et même à devenir un savant, alors que mon frère devinant mes projets me tyrannisait parfois pour m’imposer ses convictions… Ne cherchant pas à le convaincre, fuyant l’affrontement, j’avais du mal à ignorer son insistance et ce n’est que bien plus tard, après qu’il soit revenu de la guerre, peu après qu’il m’ait cependant accompagné à Oran pour que je me présente au brevet et au concours d’admission à l’École Normale, tandis qu’il recommençait à me dire que je perdais mon temps et que je faisais fausse route, en août 1947 exactement, que je lui écrivis pour lui dire clairement que je ne voulais pas lui ressembler. C’était certainement cruel mais il m’y obligeait. Aussi, le prit-il mal, très mal même, mais en refusant toujours, en invoquant son droit d’aînesse, d’admettre que je pouvais avoir le droit et raison de faire des choix différents des siens. Et il ne changera jamais d’attitude par la suite… Allant jusqu’à plastronner pour me rabaisser, lorsque nous étions en famille pour dire que « ma carrière en édition était bâtie sur du vent»... Et il mourut, en 2009, à quatre-vingt huit ans, soit plus de soixante ans après que je lui aie écrit pour affirmer ma différence, en me reprochant cette lettre qu’il avait gardée et qu’il considérait comme une insulte. Je ne raconte cela que pour mieux expliquer qu’en 1936, lorsque mon frère choisissait de se comporter en mauvais garnement en causant soucis et déceptions à mes parents, ma mère qui, par déception et désespoir, pensait qu’il ne changerait jamais, se lamentait en disant, puisqu’elle culpabilisait de l’avoir mis au monde qu’ Il avait un clou ou un boulon dans la tête…qu’ il avait la tête enflée…ou qu’il n’avait pas la tête sur les épaules, ou encore, plus radicalement, qu’il avait perdu la tête tandis que mon père, qui n’était pas un anxieux de nature et qui avait plutôt tendance à faire confiance en la vie, se contentait de dire qu’il avait simplement la tête à l’envers et qu’il la redresserait par la force des choses, contraint par ce qu’il aurait à vivre, en devenant un homme. En peu de temps toutes les expressions à propos de nos difformités et de ce que nous avions dans la tête y passèrent, mais sans avoir le moindre effet sur le tempérament du concerné qui était maintenant, pour sa plus grande satisfaction, après avoir été sanctionné et renvoyé définitivement du collège, revenu au foyer familial. Un trait était tiré et tout était rentré dans l’ordre. Par son entêtement mon frère avait gagné et sa joie et son enthousiasme en témoignaient : il mettait du cœur à travailler à la boulangerie ou aux champs avec mon père ou en aidant ma mère à tenir son épicerie. J’avais assisté à tout. Tant et si bien que je peux dire, moi qui étais aux loges et ne perdais rien de ce que les adultes dispensaient autour d’eux en paroles et en actes, sans savoir qu’elles étaient semences et bon blé pour ma conscience d’invertébré sans pouvoirs, que toutes ces expressions relatives à ce que nous avions ou pouvions nous mettre dans la tête, pour la corriger, la redresser ou la mieux former, ne firent que me sensibiliser davantage à ce que je pouvais, moi, en observant ces ogres qu’étaient pour moi les adultes, ces grandes bouches qui parlaient et parlaient sans se rendre compte que nous les enfants les entendions, faire pour que ma tête soit “bien pleine et bien faite ”. Cela à mon niveau bien entendu, mais néanmoins vivement intéressé dans ma chair, constitutivement, comme s’il s’agissait, puisqu’on parlait de mon grand frère et que j’avais tendance à l’admirer, de moi-même et des engagements que je pouvais prendre pour m’accomplir. Parmi toutes ces expressions entendues, une d’entre elles, parce qu’elle était en exacte corrélation représentative avec un des tableaux les plus anxiogènes du Larousse vers lequel je revenais sans cesse sans pouvoir apaiser l’effroi qu’il me procurait, me paraissait plus appropriée : il a perdu la tête… Longtemps j’ai réellement pensé que mon frère souffrait d’un mal congénital, celui qui avait atteint ma grand-mère paternelle à la mort de son mari, mon grand-père. Mal qui l’avait rendue complétement aphasique, en perte totale d’autonomie, incapable de s’orienter et prostrée sur une chaise à longueur de journées sans aucun intérêt pour la vie… Perdre la tête était en somme pour moi un mal potentiel qui somnolait en nous comme une fatalité en tous les membres de notre famille… Avoir sa tête sur ses épaules, garder la tête droite, ne pas perdre la tête… étaient des injonctions directes que me dictait ma jeune conscience à partir de cet étalage flagrant, banalisé, de nos vices et péchés du monde que représentaient tous ces tableaux du Larousse… Mon frère représentait alors, parce que la vie était belle et que nous étions tous en bonne santé, mais pour un temps seulement, le temps très court de ces quelques années allant de 1936 à septembre 1939, date de la déclaration de guerre, le contre-exemple parfait de ce que je ne voulais pas devenir… Le tableau de Léon Bonnat représentant le martyre de Saint Denis où on le voyait, décapité, se baisser pour s’empresser de récupérer sa tête afin de la remettre sur son cou … avait très profondément perturbé ma conscience et j’étais en affreuse extase chaque fois qu’en tournant les pages je me retrouvais confronté à la brutalité de sa réalité… Et d’angoisse et de frayeur je m’étais persuadé de l’idée sinistre, en prenant pour ainsi dire les choses au pied de la lettre, qu’il aurait fallu, pour que mon frère redevienne un bon garçon comme celui que je souhaitais être, qu’il soit aussi décapité afin qu’on puisse lui remettre la tête à l’endroit. Puis tout se précipita, mon père et mon frère partis à la guerre, c’est ma mère qui fut atteinte, en 1941, d’un cancer qui ne lui laissait que peu de temps à vivre. J’étais toujours aux loges, le nez et le cœur, les yeux et les pensées rivés sur ce que m’offrait non plus la vie sereine que j’avais eu jusque là mais le mauvais sort et le malheur. De quoi vraiment bouleverser mes raisonnements sereins d’avant-guerre pour adopter ceux que, l’âme en berne, les situations dramatiques survenues me dictaient. Je n’étais pas seul en cause et dans ce cas. Les décisions se prenaient au jour le jour, pour pouvoir avoir du pain ou de l’huile et parfois simplement pour survivre. Il s’agissait pour moi, puisque j’étais maintenant le seul homme de la maison, de veiller sur ma mère, sur ses derniers jours et de rester près d’elle. Mais comment faire ?... J’étais alors, en 1941-42 en classe dans un cours moyen deuxième année, en passe de me présenter à l’examen du certificat d’études primaires et, puisque mon instituteur insistait auprès de ma mère pour que je poursuive mes études, à concourir à celui qui me permettrait d’obtenir une bourse pour être admis en 6ème à l’EPS de Mascara. Ce qui impliquait d’office, bien que les motivations n’étaient pas les mêmes, que je me retrouvais exactement dans les mêmes positions et dans le même état d’esprit de refus et de révolte que mon frère autrefois, prêt à crier comme lui mais de rage, parce que je voulais vivre près de ma mère ses derniers instants, que l’école, la culture et l’éducation ne servaient à rien et que je préférais rester au village sans m’éloigner d’elle. Retournement total de situation, je devais l’admettre, j’avais changé d’opinion et de cap au point d’adopter, ce que je n’aurais jamais pu imaginer auparavant, ces convictions sottes et bornées que je n’avais cessé de désavouer lorsque mon frère les proférait. Je n’eus pas gain de cause, ma mère me supplia, et mon instituteur, René Rabier, insista auprès de moi et d’elle, puis de mon père, pour nous en faire une obligation. Il s’était mis en tête, comme si j’étais ce fils qu’il n’avait pas eu, pour me convaincre de poursuivre mes études, de me répéter sans cesse et à tout propos, afin de m’inculquer sa devise comme une loi de premier ordre et de virilité : «Tu peux donc tu dois !» Nous avions perdu la guerre, le gouvernement collaborationniste de Vichy était en place et, héroïquement, notre instituteur, celui qui avait été incarcéré dans un camp de concentration pour avoir refusé de faire chanter Maréchal nous voilà à ses élèves, poursuivait sa résistance en nous inspirant ce qu’était la noblesse du cœur et la dignité humaine. Son enseignement, parce que l’époque et ses convictions politiques humanistes l’inspiraient, était d’ordre moral. Il ne fallait pas transiger. C’est dans cet état d’esprit qu’il nous avait fait apprendre par cœur ce long poème intitulé Si… de Rudyard Kipling, (mort récemment en 1936), par lequel, sans en comprendre le tiers de la moitié du quart, nous débitions, sur le ton de l’élévation élogieuse et morale, toute une longue série de considérations qui nous passaient bien au-dessus de la tête mais qui prescrivaient pourtant des règles précises d’un comportement honorable exemplaire, celui que nous, garçons, parce qu’elles étaient viriles, nous ne devions pas ignorer… Avec, pour conclusion, comme si le monde entier reconnaissait le mérite que nous avions eu, nous enfants, à accomplir l’effort-prouesse de retenir sans comprendre les propos pour adultes qu’il énumérait, une gratification, véritable sacralisation en fait, dont la fin élégiaque retentissante était : Alors…tu seras un homme, mon fils… J’emploie sciemment le terme de sacralisation car la phrase correspondait bien à ce petit signe que le curé de notre paroisse nous administrait sur le front après que nous nous soyons confessés et qu’il nous ait donné l’hostie purificatrice en nous gratifiant chaque fois de sa bénédiction : « Vas en paix mon fils, te voilà purifié !» Résistant comme René Rabier, mais pour une plus triste cause, je pris finalement, pour satisfaire ma mère qui me demandait de la venger de ne pas avoir pu aller à l’école et de ne pas savoir lire, le chemin des études et passai deux années scolaires, celles de 1942-43 et 1943-44 dans ce sinistre EPS de Mascara où je maudissais mon sort et n’avais de goût pour rien de ce qui m’était proposé… La mort de ma mère, fin septembre 44, deux jours avant la rentrée scolaire, tirait pour moi, puisque mon père n’avait jamais été convaincu que les études menaient à un accomplissement de soi et qu’il fallait payer pour les poursuivre, un trait définitif sur l’éventualité même que je puisse reprendre le chemin de cet EPS honni. La suite de mon cursus s’imposa à moi comme une évidence. Ma mère partie, mon père se désintéressant de ce que je pouvais ou voulais devenir, je fus recueilli par une femme que mes parents avaient autrefois adoptée et qui, avec son mari, m’offrait la possibilité, puisqu’elle habitait une petite ville, Perrégaux où existait un Collège d’Enseignement Général de reprendre mes études. Je n’avais pas d’autre choix. Fuir le village où j’avais grandi était une manière d’échapper au souvenir lancinant de l’absence de ma mère… Alors, comme un somnambule parce que je ne voulais plus vivre et parce que j’avais trouvé inespérément dans ce collège, comme jamais auparavant, des livres à profusion, des livres sous la main, toute une bibliothèque à ma disposition… je me suis enseveli moi-même, délibérément et à corps perdu, en littérature, en n’ayant pas conscience, puisque je voulais me perdre, que je me reconstruisais en reprêtant foi, même si je ne l’avouais pas, à ce en quoi j’avais cru dans la première partie de ma vie : que l’école, la culture et l’éducation nous servaient, pour le pire ou le meilleur, à devenir nous-même. Au mieux, des citoyens éclairés et lucides, conscients de que nous pouvions ou non choisir de faire pour assumer notre accomplissement durant ce laps de temps, dont nous ne pouvions pas prévoir la durée, que nous aurions à passer sur terre. Fort heureusement, en repensant aux répercussions qu’eurent sur moi l’observation passionnée de ces tableaux du Larousse, je dois reconnaître que même si j’avais, en raison des influences que mon frère et ma sœur exerçaient sur moi et des conditions difficiles et pauvres dans lesquelles nous grandissions, probablement aussi en raison de ce que j’étais disposé à être, une nette prédilection morose pour ceux qui, parmi ces tableaux, dépeignaient le plus cruellement, les infortunes et les malheurs des êtres humains mes semblables, j’avais tout de même pu trouver aussi, pour me réjouir, dans ces pages tant regardées, quelques superbes témoignages de nos aspirations au bonheur, à la beauté, au plaisir et à l’amour… qui me portaient à rire comme un bossu. Et puis je grandis et j’appris à lire les mots et les phrases qu’ils formaient et à mieux comprendre tout seul la plupart des images et reproductions de tableaux que le Larousse continuait de m’offrir… ainsi que, dans ma nouvelle vie, à Perrégaux surtout, à partir de septembre 1944, quelques autres reproductions de tableaux plus modernes, en couleurs cette fois, qu’il m’était donné de pouvoir rencontrer, au hasard des livres ou des magazines que je pouvais feuilleter, toujours à la va-vite dans des petites librairies mal équipées de cette région d’Algérie où j’ai grandi… Hasard, rareté, frustration, curiosité exacerbée… Besoin autant que désir de m’instruire, de comprendre et d’apprendre, je peux dire que, malgré moi, couvait sous les cendres, ma réflexion en marche sur les manières dont ces deux langages, celui des mots et des phrases et celui des représentations imagées, pouvaient exprimer nos idées et nos sentiments, nos inquiétudes et nos peurs, nos inventions et nos projections d’avenir, nos bassesses et nos espérances… Nos petites histoires personnelles en somme, celles de ces “humains trop humains” que nous sommes, avec nos qualités et nos failles, nos pulsions et nos vices…contraints de nous adapter à des conditions de vie que nous n’avons pas généralement choisies en nous soumettant à des lois que nous approuvons certes mais qui ne sont pas respectées par tous nos semblables et sont sources de conflits…Des bourbiers souvent dans lesquels on a, de gré ou de force, à patauger pour simplement continuer à cheminer. C’est en 1946 exactement, j’avais 15 ans, que ma réflexion, sur ce qu’était la vie en général et sur ce que pourrait être, dans cette vie-là, ma place et mon parcours, s’attisa pour devenir plus précisément consciente, lorsque je découvris, encore et toujours par hasard, mais comme si elle avait été disposée sur ma route pour que je la voie et que j’en tienne compte, une gravure du peintre, dessinateur et graveur allemand Albrecht Dürer. La gravure attira et capta mon regard en retenant mon attention. Ce qui me parut alors normal puisque figurait en gros plan la mort sous forme d’un squelette brandissant un fémur vengeur alors que j’étais encore moi-même hanté par la vision du corps inerte de ma mère dans son cercueil. Mais je ne m’attardais pas aux autre parties de la gravure et ne vis même pas le moine et l’âne qui pourtant faisaient partie de l’ensemble et de ce que par ces trois protagonistes, l’artiste entendait exprimer pour nous donner à voir et à comprendre. J’étais alors réfugié, comme pour chaque fin de journée scolaire après l’étude du soir, dans la Bibliothèque du Collège d’Enseignement Général Casimir Delavigne de Perrégaux, furetant d’autant plus à l’aise parmi toutes les richesses de ses rayonnages que j’avais été désigné par notre Directeur, Mr Amédée Blanc pour en assumer la gestion. Dire qu’être bibliothécaire à 15 ans n’avait pas été prévu dans mes rêves et encore moins dans mes ambitions, tombe sous le sens. Mais cela comblait mes aspirations puisque, me perdant dans les livres, j’avais l’impression de combler, en compensant son incapacité et ses regrets de ne pas savoir lire, les vœux que ma mère avait toujours formé pour moi. Je pouvais soudain, tout à loisir, pour échapper aux idées suicidaires lancinantes que le souvenir de sa mort entretenait dans mon esprit, me vautrer jusqu’à l’oubli de l’heure, du temps et de moi-même, parmi toutes les collections d’ouvrages de littérature classique rangées sur les étagères du lieu. Chaque soir, de 17 à 19 heures et parfois même 20 heures, la bibliothèque devenait mon royaume et je pouvais, dans les moments où j’étais seul quand je n’étais pas occupé à fournir à mes comparses ou, les vendredis et les samedis, au public de la ville, les livres qu’ils avaient choisis, me plonger dans la lecture en perdant complétement notion du reste du monde. Mes préférences allaient toutefois, puisque j’étais souvent dérangé par des personnes qui réclamaient mon service, par les grandes pages abondamment illustrées des impressionnants exemplaires du magazine en grand format qui portait pour titre l’Illustration. Un magazine célèbre alors, considéré comme le nec plus ultra de l’esthétisme en imprimerie, apanage défini avec orgueil par les gens des classes privilégiées comme le grand “journal de la bourgeoisie républicaine” qui portait pour éloquent sous-titre très révélateur des prétentions de ses commanditaires le label de Journal universel. Ce qui m’autorise à dire que L’Illustration était un journal de riches que ne pouvaient s’offrir que les gens fortunés, et que sans être effectivement républicain et anti-démocratique, il était plutôt soutenu par les nostalgiques des régimes autarciques. Caractéristiques qui lui valurent après avoir duré, à partir de sa création en 1843 et bénéficié, digne d’estime, pendant presqu’un siècle, du soutien des divers gouvernements qui s’échelonnèrent dans le temps, d’une réputation honorable en raison de la qualité de ses reproductions de gravures, photos et reproductions en couleurs d’œuvres d’art, une condamnation sèche et brutale de paraître en 1944 sur interdiction du Ministère de l’information pour collaborationnisme avec l’Allemagne nazie. Interruption qui ne dura que quelques mois puisque la magazine réapparut presque aussitôt, pendant cette période d’après guerre dite de pardon et de reconstruction, sous le nom de France Illustration pour ne disparaître définitivement qu’en 1955. Que la revue ait été fondé, gérée et soutenue politiquement par des responsables de droite était manifeste. Elle était riche, faite pour ne citer et ne montrer que de personnages illustres, ceux et celles qui tenaient à Paris le haut du pavé, et, conçue, commercialement, pour épater, être achetée et plébiscitée par les personnes de la classe favorisée. Cela dit, elle était tout de même intellectuellement intéressante et elle était en conséquence très appréciée par des gens qui se préoccupait de culture et d’éducation. En l’occurrence, en y repensant, longtemps après, j’avais de quoi me demander comment une revue de cette sorte, aussi nettement symbolique et représentatives des puissances d’argent, avait pu trouver sa place dans la bibliothèque de ce petit collège où j’étais élève alors que tous les enseignants, mes professeurs, étaient ouvertement et manifestement radicalement de gauche, communistes ou socialistes et fervents laïques républicains. Ma réponse coulait de source : les exemplaires de L’illustration étaient riches de contenus, aussi bien en reportages qu’en illustrations, et toutes les reproductions d’œuvres d’art et de photos étaient imprimées sur un beau papier glacé selon les meilleurs procédés et techniques d’imprimerie du moment. Si bien que, passant au-dessus des préjugés et des opinions politiques de ceux qui auraient pu les dévaluer, je prenais conscience que c’étaient par les qualités de fabrication et la valeur artistique de ses témoignages que ces magazines, qu’on pouvait dire de luxe, faisaient taire tous les reproches et remportaient tous les suffrages. Moi, fils de pauvre, sans jamais un sou en poche, étais séduit par l’émerveillement que me procurait le seul fait de tourner les lourdes pages soyeuses en découvrant des tableaux de mon peintre préféré Paul Bonnard, des photos du paquebot Le Normandie et de l’avion de Louis Blériot après sa traversée de la Manche… Je naviguais à mon aise, dans ces grandes et lourdes pages où je retrouvais, mais mieux et plus clairement imprimées, en quadrichromie, des reproductions presque parfaites de ces tableaux que je n’avais vus jusque-là que mal photographiés et imprimés en teinte sépia dans le Larousse ainsi que celles des différents peintres renommés de cette époque, les impressionnistes notamment, et, en noir et blanc, des gravures et des dessins artistiques de maîtres que je pouvais compulser tout à loisir. De là me viendra sûrement, bien plus tard dans le temps, à partir de 1965, soit 17 ans après, ce soin du beau livre que je décidais d’éditer en suivant, pas à pas, de la photogravure aux presses, toutes les étapes de la fabrication pour me réserver, privilège royal, le droit exclusif de pouvoir donner seul mon bon à tirer. En moi alors, sans qu’elle soit assortie de projets nets ni de préméditations précises, naissait déjà, prématurément et inconsciemment, cette philosophie d’édition que j’adopterais plus tard au risque de passer aux yeux de Jacques Lang et de Jean Gattégno comme cet « élitiste, déconnecté du peuple et de ses besoins culturels primordiaux», de publier pour les enfants et la jeunesse de beaux livres écrits par des écrivains de renom, illustrés par les meilleurs artistes, afin de leur donner le goût du beau, le culte de l’intelligence et du bien achevé. Des livres chers à produire mais de qualité, bien illustrés, bien imprimés sur du beau papier, et bien présentés dans une forte reliure de soutien, cartonnée pour durer longtemps et résister aux manipulations souvent maladroites des enfants. C’était un rêve d’enfant pauvre que je ne pus mettre à réalisation qu’après avoir convaincu celui auquel je m’associerai, l’américain Harlin Quist réticent, mais séduit néanmoins par mes idées, avant de pouvoir avoir la satisfaction, grâce à Simon Nora, d’assumer la responsabilité de publier cette qualité de livres aux Éditions Grasset dans ce qu’était devenu le grand groupe fondé par Louis Hachette. Mais je n’en étais pas là en 1946 et je prie le lecteur de comprendre et d’excuser ces incartades improvisées et mes disfonctionnements dans la chronologie de mon rapport. Les souvenirs nous viennent le plus souvent sans nous demander notre avis, en désordre et pêle-mêle, en nous rappelant que les faits qu’ils évoquent ont été, même si nous ne l’admettons pas de gré, tributaires tout de même, quelles que soient les dates, avant ou après dans le temps de leurs interventions, de ce que au final, lorsque nous serons morts, nous en avons faits tandis que nous étions vivants. La gravure de Dürer m’avait happé. Ce que l’on peut facilement comprendre puisque la mort me hantait et qu’elle représentait la mort. Et loin de moi était alors, même si elle me fascinait, l’idée qu’elle puisse me servir à quoi que ce soit… A détailler l’œuvre et les trois sujets représentés, la mort, le moine et l’âne ou le mulet, je ne voyais que ce squelette véhément, brandissant un fémur pour honnir les humains en se glorifiant de revendiquer son droit d’éradiquer la vie. Comme le lecteur peut bien le comprendre, je ne trouvais dans cette gravure, par sélection individuelle singulière, c’est-à-dire selon ma petite culture, mes goûts et mes spécialisations très limitées, en ne tenant compte ni de l’âne ni du moine, parce que la disparition récente de ma mère hantait toujours ma conscience, que ce qui m’obsédait alors et qui ravivait ma peine en mobilisant et retenant mon attention : la mort, même si elle était représentée revendicatrice hargneuse et menaçante… La gravure était simple, parfaitement lisible, presque scolaire si on se réfère à toutes celles que Dürer, dont c’était le moyen d’expression préféré et le métier, a réalisées par ailleurs, infiniment plus travaillées et mieux composées…Tout en restant cependant, en raison de sa sobre composition même, probablement parce qu’elle faisait partie de ses premières réalisations, celles que le jeune Albrecht réalisa à 13 ans, dans l’atelier de graveur de son père, en se servant de ses outils, efficace et percutante. Et fascinante même. Pour moi, jeune novice, au premier chef, pour ces raisons déjà citées, mais aussi, je l’imagine, pour qui que ce soit d’autre, pour peu qu’il prenne le temps de s’y arrêter puisque la mort est pour chacun de nous, reste et restera toujours, cette énigme sans réponse, cause de malheur, de souffrance et de désarroi, la plus préoccupante de nos préoccupations existentielles Ces deux gravures du même Dürer exécutées à deux périodes de sa vie – la première à ses débuts certainement puisqu’il commença à se servir des outils de graveur de son père à 13 ans –, dénotent à l’évidence l’attention qu’il porta à son métier et les progrès techniques et de raffinements par le détail qu’il fit au fur et à mesure qu’il s’imposait en Allemagne comme un des maîtres du genre en dessin, gravure sur bois et peinture… Flagrantes sont ici, à partir des mêmes préoccupations, ces deux réalisations totalement différentes qui témoignent des progrès techniques d’exécution et du savoir faire que l’artiste sut et put acquérir durant sa vie pour parfaire ce qu’il avait à exprimer : à gauche, la gravure Un moine, un âne et la mort que je découvris en 1946 réalisée selon une ligne graphique des plus simples, au trait, et sobrement signifiée en noir sur blanc tandis qu’à droite le même sujet Un chevalier, la mort et le diable est traité avec un enrichissement de hachures raffinées qui recréent ombres et lumières dans des grisés presque sans blanc, sinon en haut dans une petite partie du ciel. Ma lecture interprétative, surtout interrogative, commençait là mais restait sans réponse précise. Pourtant, à l’évidence, trois personnages étaient intentionnellement représentés par Dürer et, pour ainsi dire, c’était aux lecteurs qu’il laissait le soin de conclure en prenant le relais et en donnant à sa guise du sens aux représentations qu’ils pouvaient s’en faire. Autrement dit, à nous lecteurs-regardeurs de deviner ce que les artistes veulent, en s’exprimant, se dire et nous dire, en nous offrant leurs propositions de communications plus ou moins, sur le plan graphique et figuratif, significativement claires … Pour le cas présent : trois personnages dans des rôles bien définis : un moine et son âne et surtout, détail extrêmement important, la mort assise à califourchon mais à l’envers du sens de la marche sur la croupe de l’âne, brandissant ses véhémences… Ce qui me permet de dire que tout en paraissant graphiquement claire, la situation n’en était pas moins des plus sibyllines puisque, c’était l’ensemble des trois protagonistes, alors qu’ils étaient parfaitement identifiables qui, par leur seule présence et leur rapprochement, nous interpellaient en nous forçant à vouloir savoir ce qu’ils voulaient nous dire ou plutôt ce que l’artiste en se servant d’eux voulaient nous faire comprendre… Nos interrogations foisonnaient : Pourquoi Dürer les avait-il réunis ?... Et que voulait-il nous faire comprendre ?... Pourquoi cette Mort, sous forme de squelette, nous était présentée montée à l’envers, dans le sens inverse de la marche du moine et de son âne ?... Et pourquoi et vers quoi, le moine triste, tête baissée, chargée vraisemblablement par son église d’accomplir une tache en priant et glorifiant Dieu le père, voulait-il, en conduisant la mort, nous conduire nous-mêmes à déchiffrer ce qu’il voulait nous dire ?... Et puis par-dessus toutes ces interrogations, quel était l’avis exact que le messager, porteur de nouvelles, Albrecht Dürer, voulait bien nous transmettre ?... Face à quoi, comment nous, lecteurs, pouvions percevoir son message ?... Sinon en supposant et en interprétant plus ou moins justement ce qu’il voulait nous dire ?... S’imposa alors à moi, comme une évidence, la conviction qu’il ne s’agissait plus là simplement d’une image, selon l’idée d’immédiateté d’intelligibilité au premier regard, parce que monosémique et clairement lisible et compréhensible que je me faisais d’une image... mais d’une autre forme d’expression graphique à part entière plus complexe, énigme et rébus à la fois, dont je n’avais jamais eu conscience auparavant et que je découvrais avec un infini plaisir comme si j’en étais l’inventeur. Forfanterie stupide bien entendu car ce genre et cette forme d’expression dessinée dataient du commencement du monde, peut-être même avant l’invention des mots et du langage, mais qui me permit, puisque j’avais trouvé cette gravure de Dürer dans ces grands albums de L’Illustration, de déduire que c’était une véritable illustration. C’est-à-dire pour moi plus qu’une image. Je le rappelle, j’avais quinze ans. C’était en 1946. Les livres, les journaux et les magazines étaient rares et chers pour moi qui étais sans argent. Tout ce qui relevait de la littérature, de la peinture et des arts d’expression me semblait richesses infinies réservées, selon l’expression d’alors, à des gens qui avaient les moyens, alors que, faisant partie de l’histoire de notre humanité, il me semblait qu’elles devaient être mises à la disposition de tous… C’est probablement de tous ces débats que soulevait en moi cette gravure-illustration de Dürer, et en raison surtout de sa représentation de la mort, puisque je souffrais encore de celle de ma mère, morte en 1944, que se fixa dans mon esprit l’idée de devoir m’astreindre à la résoudre afin de pouvoir espérer trouver un jour un apaisement. Mais que peut-elle pouvoir dire, me disais-je alors ?... Qu’en penser ?... Qu’en déduire ?... Comment l’interpréter ?... L’expliquer ?... La comprendre ?... Il aurait fallu avoir un savoir que je n’avais pas et des moyens de chercher – Internet n’existait pas encore –, que je ne trouverais, comme on le verra ci-après, qu’en 1964, soit 18 ans après avoir vue pour la première fois cette gravure, en tombant tout à fait par hasard, dans une librairie, du côté de la rue de la Contrescarpe, à Paris, sur un petit recueil broché de gravures de Dürer – rien à voir avec le gros livre cartonné recensant de manière exhaustive et dans la chronologie des réalisations l’ensemble de l’œuvre gravée de Dürer, même si ces deux ouvrages ont pourtant la même illustration de couverture –, dans lequel, figurait, parmi un petit nombre d’entre celles qu’il avait réalisées, celle de l’âne, du moine et de la mort qui m’avait tant obnubilé. Mon ravissement à la retrouver n’apaisait en rien mon besoin de comprendre et perplexe, je me remis, sans avancer, à tourner autour de la gravure pour décrypter son message, conscient que pour la comprendre il aurait fallu que je puisse la replacer dans ces dédales infinis des nombreux contextes, religieux, culturels, psycho-sociaux dans lesquels avait vécu en son temps Albrecht Dürer, dessinateur, peintre et graveur et auteur fécond d’une œuvre qui compte parmi les plus signifiantes que nous aient laissées aussi bien les artistes de la Renaissance italienne que ceux de la Renaissance nordique… Les conjonctures entrevues, trop nombreuses m’assaillaient et pourtant je n'en démordais pas en insistant à penser que cette illustration, empreinte d’un passé révolu, découlait autant de ces divers contextes dans lesquels Dürer avait eu à vivre que de ce qu’il était, de ses appréciations, de ses convictions et de ces choix de valeurs et de vie. Si, comme je me le disais, sa gravure avait certes été imaginée et réalisée très spécifiquement à partir de la personnalité de son auteur, en fonction de sa propre intime singularité et de cette part de talent, en lui, d’exceptionnel, je restais néanmoins persuadé qu’il me fallait, pour commencer à la comprendre, me référer aussi et surtout à ce qu’historiquement il avait eu à vivre en son temps. C’était d’une certaine façon me dire plus prosaïquement qu’il fallait aussi, pour que j’en aie le cœur net, que je me réfère historiquement à l’époque où cette gravure avait été réalisée. Ce que je ne pus faire que dernièrement, à partir d’avril 2023, plutôt facilement grâce à Internet qui m’abreuva de tout un lot d’informations dans lesquelles je me mis à puiser pour essayer, en spéculant, d’en tirer une synthèse cohérente. Dürer était célèbre et son œuvre, riche et féconde, était mentionnée dans tous les dictionnaires de l’époque avec de nombreuses reproductions de ses tableaux et de ses gravures. Pourtant, dans ce trésor qui me permit de le mieux connaître et de mieux l’apprécier, la gravure que je recherchais ne figurait pas et j’en étais réduit, moi qui en avais gardé une reproduction scannée par mon fils en 1997 sur le petit recueil acheté rue de la Contrescarpe, à me demander si je ne m’étais pas trompé en l’attribuant à Dürer. De quoi douter de moi et du souvenir que je gardais de 1946 et de ce grand format de L’illustration où je l’avais découverte pour la première fois… Doutes qui me menèrent à une explication : cette gravure avait dû être exécutée sommairement, sur une impulsion et rapidement, par le jeune Dürer, au tout début de son apprentissage, à l’âge de treize ans, lorsqu’il commença à se servir du burin et de la pointe à graver de son père, en 1484 exactement, alors qu’il ne pouvait avoir l’habileté et le goût de ces raffinements techniques qu’il n’acquérait que par la suite à force d’assiduité et de passion pour son art… Mon verdict m’obligeait à penser que cette gravure ne remportait pas tous les suffrages et qu’elle était même, comparativement à toutes les autres œuvres qui illustraient ce gros et lourd recueil présenté et vendu comme exhaustif, dévaluée et niée, par ceux-là mêmes, les recenseurs et les éditeurs, qui avaient procédé à la fabrication du livre. La sanction me parut d’autant plus extrême et injuste que j’avais le sentiment que les exécuteurs choisissaient en mettant cette gravure au rebut et en la censurant, de valoriser outrancièrement le raffinement ornemental des subtilités de grisés dont toutes les autres gravures se paraient et le côté superficiel non indispensable de l’art du graveur, au détriment du contenu du message et de sa profondeur. J’étais, je le reconnais de parti pris. Quel que soit le jugement dépréciatif que, sur le plan technique, on pouvait porter sur cette gravure, elle n’en restait pas moins, sur le plan de l’énigme qu’elle posait, compte tenu même de la modicité des moyens dont elle usait, percutante et exceptionnelle. En bref, cette énigme me hantait… Et elle me hantait tant que je me perdis en recherches sur internet pour mettre au clair ce qui avait pu inciter un jeune homme de cette fin du 15ème siècle en Allemagne à nous dépeindre un moine buté qui, tête baissée, s’apprêtait à vouloir traîner la mort, considérée souvent comme l’exécutrice de jugements divins, vers un abîme sans fond… Des recherches fructueuses puisque je redécouvrais, ce que j’avais appris puis oublié, les tourments et les révoltes qui, comme traînées de poudre, avaient préoccupé les populations de la plupart des pays européens en les déterminant à ne plus accepter d’être assujetties à l’endoctrinement extrémiste des tendances catholiques de leur religion chrétienne. Car c’est bien à partir de ce milieu du 15ème siècle que se préfigurèrent partout en Europe, ces révoltes protestantes qui secoueraient l’Angleterre, la France et, plus particulièrement pour en rester à Dürer, l’Allemagne, où, au tout début du 16ème siècle, en 1517, un moine, prénommé Martin Luther – probablement aussi déterminé que celui que Dürer représentait conduisant cet âne sur lequel la mort était installée à califourchon mais à l’envers du sens de la marche –, se rebella contre une grande partie des doctrines ecclésiastique instaurées et imposées par la papauté du Vatican (Jules II et Léon X) en promulguant un acte de désaveu qui, par 95 thèses réprobatrices, dénonçait radicalement le commerce des indulgences pratiqué et soutenu par la hiérarchie pontificale italienne, en la menaçant de dissension. Il s’agissait alors d’un schisme national car la plus grande partie du clergé allemand avait pris le parti de soutenir Luther contre la Papauté et toute la hiérarchie ecclésiastique qui représentait non pas la religion chrétienne. Mais la doctrine catholique de cette religion du Christ… Un chantage en découlait. Le luthérianisme de ces réformistes, ceux qui deviendraient par la suite des Protestants menaçait ouvertement de ne plus adhérer à cette déviation de la religion chrétienne si sa doctrine et certains de ses principes, le culte des saints et celui de la vierge Marie entre autres, n’étaient pas réformés… Par un flash back qui bouleversait la chronologie des faits, je remontai le temps et me retrouvai, chose curieuse, en 1959, en classe, à la fin des années cinquante, École Avicenne du Faubourg Lamur à Oran et me re-souvins des tentatives que je fis pour retrouver la trace de cette gravure de l’âne du moine et de la mort qui avait si particulièrement frappé mon imagination. Le doute s’instaura et il m’arriva de penser que je me trompais peut-être, qu’elle n’était pas de celui à qui je l’attribuais… Je fis des recherches en consultant un recueil de gravures de Dürer que je trouvais au Musée Demaeght mais elle ne figurait pas parmi le lot de celles qui étaient reproduites… Sa simplicité, sa sobriété et son exécution rudimentaire dont je gardais le souvenir précis, induisaient en moi ce doute lorsque je comparais l’idée que j’en avais gardée avec les précisions et raffinements de style et d’exécution dont se paraient toutes les autres gravures de Dürer. Elles plaidaient dans ce sens contre moi, alors qu’en persistant à ne jurer que par mes souvenirs je préférais penser que cette gravure était bien de lui, qu’elle ne pouvait être que de lui, qu’elle portait sa marque mais qu’elle avait due être réalisée dans sa jeunesse, en période d’immaturité, alors qu’il n’avait pas encore expérimenté tous les moyens qu’il avait à sa disposition pour s’exprimer… J’enseignais alors, les élèves dont j’avais la charge m’inspiraient des ruses pour attirer leur attention et déclencher leur réflexion. Il s’agissait pour moi d’obtenir d’eux qu’ils se mettent à aimer apprendre et d’espérer qu’ils entreraient dans ce processus d’apprendre à apprendre que j’avais moi-même adopté dans ma jeunesse, en 1941-42 sur initiative de mon instituteur haï et vénéré René Rabier… Cette gravure était symbolique pour moi de ce processus d’enrichissement personnel. Elle restait, en raison de sa structure d’interrogation et d’interpellation, fixée en moi comme un prototype de toutes celles, du même type, qui pourraient le mieux, si je les soumettais à mes élèves, me permettre de les appâter et – selon l’expression de mon époque –, de les faire phosphorer en suscitant rapidement et efficacement en eux, presque systématiquement et comme si c’était un jeu, cette réflexion indispensable sans laquelle ils ne pourraient imaginer toutes les interprétations possibles susceptibles de résoudre l’énigme qu’elles portaient en elles… Je revins ainsi plusieurs fois sur le souvenir que j’en gardais, sur le souvenir seul car je n’avais jamais eu, à toutes ces époques de ma vie depuis 1946, aucun moyen, d’en prélever, comme nous le faisons aujourd’hui, une copie qui m’aurait permis, exemplaire concret et probant en main, de soumettre cette épreuve à l’appréciation d’un tiers et, par son biais ou un autre du même genre, d’arriver enfin à satisfaire ma curiosité… Par lassitude, j’en étais arrivé, sous le coup de ces frustrations, au point d’imaginer que je ne pourrais jamais réussir à décrypter ce que cette gravure pouvait bien vouloir dire, et déduire donc qu’elle était pour moi, bien qu’empreinte d’idées intelligibles et de réelles intentions de retransmission, une sorte de bouteille à la mer qui témoignait symboliquement de tout ce qui dans notre univers mystérieux restait inexplicable. Ce qui m’amenait cependant, parce que je revenais toujours à la charge, à conclure que, graphiquement, selon la disposition de ses trois personnages, l’âne, le moine et la mort, Dürer avait agi intentionnellement, et qu’il souhaitait donc, en offre de communication et de partage que, par la structuration même de sa représentation, ceux qui s’arrêteraient à regarder sa gravure aient plusieurs possibilités de lisibilités résolutives et explicatives. Lectures qui seraient, pour peu qu’elles surviennent si le lecteur-regardeur se prenait au jeu, autant de réponses qui satisferaient – même si elles ne lui parviendraient jamais –, sa proposition d’échange, sa vocation et son engagement d’artiste… Parmi ces choses avancées sans certitude, l’une d’entre elles était sûre, une fois lancée sa bouteille à la mer, Dürer ne pouvait ignorer que son message suggérerait et susciterait, pour l’analyser, le déchiffrer et peut-être le comprendre, dans l’esprit de ceux et de celles qui l’appréhenderaient et selon leur niveau de culture, leur capacités d’interprétation et leur imagination, toute une alchimie intellectuelle et sensorielle dont il avait pleinement conscience. Pour tous ceux et celles qui la regardaient, cette gravure posait une énigme. Une énigme qui m’imposait et m’obligeait, en fonction de ma sensibilité et de ce que j’avais vécu, pour des raisons personnelles facilement définissables mais qui devaient s’appliquer probablement aussi bien à tous ceux qui, comme moi, souhaitaient pouvoir, dans tout ce que la vie leur offrait, apprendre à apprendre, d’être en mesure, le moment venu, capable de déceler éventuellement où et comment, se forgeait leur destin. Pour ma part il me semblait devoir me confronter à elle, en face à face, comme si elle était, parce que placée sur mon passage, la clé qui me permettrait de pouvoir poursuivre plus intelligemment mon cheminement… Et mon esprit se perdait en interprétations dérisoires, allégations fumeuses, conjonctures et supputations… Images surréelles imbriquées et juxtaposées qui, à tenter de trouver la solution-réponse adéquate, se présentaient comme un kaléidoscope d’interprétations plausibles alimentant ce réservoir potentiel de réflexions qui constitue notre esprit critique… Celui qui, mine de rien, vaille que vaille, nous mène pourtant à ce sans quoi nous ne serions que des épaves : notre libre arbitre. Une grande étape était franchie. Je n’avais pas la solution de l’énigme mais je savais que cette gravure représentait pour moi, en tant que genre d’expression à part entière, une illustration. Et, puis !... Hasard de la vie !... En 1960, je me revois dans la cour de cette école Avicenne du faubourg Lamur d’Oran où j’étais instituteur, à faire les cent pas pendant une récréation en compagnie d’un de mes collègues, notre “moudéres”, celui qui était en charge officiellement de donner des cours d’arabe classique à nos élèves mais qui était aussi, raison pour laquelle je l’appréciais, spécialiste et féru en contes et légendes orientales. Nous parlions de tout et de rien mais de littérature le plus souvent, considérée comme une science humaine dans laquelle le conte tenait pour lui une grande place. Il en avait toujours un très court sous la manche à nous servir et il ne se faisait pas prier. En général il le choisissait en fonction de ce que nous nous disions à propos des événements graves – ceux de l’indépendance algérienne –, dans lesquels nous étions par la force investis et angoissés, comme si l’histoire, courte parce que résumée, qu’il annonçait, était le point d’orgue approprié à nos préoccupation. «Toute situation a son conte et tout conte sa situation !... disait-il en riant, ils sont les pas de notre sagesse humaine, ceux que l’on doit emprunter selon la formule des pas dans les pas pour être en règle avec notre conscience…» Il paraissait alors rasséréné comme si les contes étaient des potions magiques et que c’était en leur sagesse que tous nos maux pouvaient trouver leur remède. C’est à lui que, pour la première fois, je parlai de cette gravure de Dürer sans présumer qu’il m’offrirait une solution mais simplement pour lui faire part, d’une façon générale, alors que nous parlions de la provenance des contes, de ceux qui les inventaient et de ceux qui les rapportaient en les enrichissant de leurs interprétations et du suspens que chaque conte entretient pour maintenir en haleine ceux qui l’écoutent, de l’énigme qu’elle contenait et, sans lui donner de détails, de ce qu’une énigme pouvait, pour peu qu’on essaie de la résoudre, engendrer d’interprétations diverses sans parfois ne convaincre personne … Il parut vivement intéressé et cela m’encouragea alors à lui parler d’une autre énigme mieux connue parce que plus célèbre celle peinte par Nicolas Poussin sur Les bergers d’Arcadie. Comme il la connaissait, il me coupa aussitôt la parole en me disant “Moi aussi, j’ai vécu en Arcadie !...» et je pus alors, plus facilement, de gaieté de cœur même, lui raconter, puisqu’il était déjà initié, par la pratique, aux diverses structurations à suspens du conte, comment et avec quels personnages, la gravure de Dürer se présentait. Quoi ?... Me dit-il aussitôt, à califourchon à l’envers sur un âne ?... Puis il éclata de rire, d’un bon rire franc qui me fit penser qu’il se moquait de moi et de l’intérêt que j’accordais à un sujet qui ne le méritait pas. Mais il me rassura en me tapant sur l’épaule et en ajoutant en plaisantant : « Dürer a dû avoir un fils ou un frère en Orient… Un certain Mollah bien connu en Turquie et en Perse… Ce conteur que j’aime le plus au monde et dont je connais tout le répertoire, Nasr Eddin Hodja !... Celui justement, réputé et célèbre dans le monde islamique, qui a toujours été représenté allégoriquement, assis à l’envers sur son âne !…» Je n’en revenais pas. Je le regardais ébahi tandis qu’il ajoutait que cette manière de se représenter n’avait pour but que de justifier simplement ses fonctions de fabulateur : « …d’être celui qui osait, me dira-t-il !... aller à contre-courant des choses apparentes et trompeuses de la vie pour nous ramener à la vraie vie !... Ou bien aux choses du passé qu’on ne vodrait plus voir pour que nous puissions mieux profiler et projeter notre avenir ! »… Celui qui, en plaisantant, tenait à nous rappeler que les contes sont des menteries qui nous disent des vérités !...” ou mieux encore, comme disent les enfants, qu’il sont “des histoires pas vraies qui sont plus vraies que tout ce qui peut nous arriver !...”… J’étais ému aux larmes et Farid me regarda en souriant comme il ne l’avait jamais fait auparavant, fier et heureux de deviner qu’il m’avait apporté, tiré de sa besace, de sa culture islamique et de ces contes qui constituaient son trésor inépuisable, un commencement de solution. Nasr Eddin Hodja, conteur, devenait pour moi dans cette quête que je menais, un jalon de compréhension et, même si je ne l’assimilais pas tout à fait à la mort qui était dans la gravure d’Albrecht Dürer représentée comme lui à l’envers sur sa monture, je l’associais inséparablement en pensée à lui. De manières différentes, tous deux avaient apporté à notre humanité, le premier en conteur de légendes et le second en peintre graveur de représentations symboliques, ces notions spirituelles qui préoccupent à juste titre chacun de nous, celles de notre volonté et besoin de conscience et de discernement, semées d’inquiétude de l’avenir et de ce que peut être l’envers du monde… notions qui sont les noblesses de notre passage sur terre, pendant le temps que nous sommes en vie, dans ce monde qui, pour paraître plus mystérieux, se présente à nous comme s’il était sans mystère : une simple affaire de vie et de mort. Ce n’est que bien plus tard, à partir de 1998, lorsque par l’intermédiaire de mon fils j’aurais accès à son premier ordinateur, que je rechercherais et retrouverais par bonheur le nom de ce conteur arabe et une des caricatures qui le représentait assis à l’envers sur son âne… Je pensais alors que Nasr Eddin Hodja voulait nous faire admettre que l’avenir, le notre, celui de tout un chacun, n’avait pas besoin qu’on l’envisage, qu’il se faisait et se ferait tout seul, pour peu qu’on sache, de temps à autres, au moment opportun, selon la formule commune de “Pas d’avenir sans passé ”, regarder vers l’arrière, vers notre passé et ce qu’il recelait, en accomplissements et en échecs de toutes sortes, pour en tirer nos leçons de sagesse. Et puis, surprise étonnante, quelques années plus tard, ce devait être aussi en 1964, à Paris, peu de temps avant de tomber sur ce recueil de gravures de Dürer dont j’ai parlé que je découvris un jour, en lisant Rabelais, alors que je ne pensais plus vraiment aux multiples et divers questionnements qu’avaient suscités en moi ces recherches d’explications à propos de la gravure de Dürer, un deuxième élément de réponse qui valait son pesant : une anecdote que l’auteur rapportait en citant cette coutume ancestrale et coutumière qui n'avait cours semble-t-il que dans les civilisations du pourtour méditerranéen et plus précisément dans celles du Proche et Moyen-Orient, qui consistait à présenter, montée à califourchon sur un âne, une ânesse, un mulet ou une mule, mais à contre-sens de la marche, une personne, homme ou femme, en vue de l’exhiber en public, non pas pour l’honorer comme on honorait notre conteur célèbre Nasr Eddin Hodja, mais bien au contraire pour le ou la conspuer, le ou la discréditer et le ou la salir à jamais, à des fins d’exemplarité… Il s’agissait d’une simple mention que Rabelais reprenait en citant un certain Barberousse, non pas le célèbre corsaire allié de l’empire Ottoman, Hayreddin Barbaros, celui qui terrorisa toutes les villes des côtes bordant la Méditerranée occidentale pendant la première moitié du 16 ème siècle jusqu’à oser mettre le siège devant le port d’Alger – souvenir qui me vint immédiatement à l’esprit pour en avoir souvent entendu parler en Algérie –, mais de l’autre Barberousse, cet empereur allemand non moins célèbre pour ses exploits pendant les Croisades et ses prises de positions audacieuses face au pape de l’époque, Frédéric Ier de Hohenstaufen, empereur du Saint-Empire romain germanique, surnommé Frédéric Barberousse en raison de la couleur de son éblouissante barbe… Celui qui s’était donné pour mission de « rétablir, dans sa force et son excellence première, la grandeur de l'Empire romain » Rabelais faisait allusion à la seconde épouse de cet empereur Barberousse, l’impératrice Béatrice, héritière du comté de Bourgogne qui, alors que les armées allemandes avaient triomphé de celles de l’Italie du Nord, des Lombards et du pape, en annexant la ville de Milan, s’était vue entraînée et ligotée, en l’absence de son mari, pour être chassée de la ville « ignominieusement montée sur une vieille mule “à chevauchons-de-rebours”, à savoir le cul tourné vers la tête de la mule et la face vers la croupière ». Le commentaire ajoutait : « L’outrage infligé à l’impératrice par les Milanais relevait de la traditionnelle “asinade”, encore appelée “ asouade”, temps fort des rites carnavalesques et des charivaris propres aux peuples vivant autour de la Méditerranée.» Chevauchée à l'envers, ou asinade, mosaïque trouvée à Volubilis, d'époque romaine. Les informations que je pus recueillir ensuite sur Internet étaient très circonstanciées mais elles sont éclairantes et je vous les donne en vrac : « L’asinade ou asouade, qui donne lieu à une chevauchée à l’envers, sur un âne pour un homme, et sur une ânesse pour une femme ne date pas d’hier. Les désignés à la vindicte populaire étaient alors hissés et attachés, plus ou moins dévêtus, juchés à l'envers sur un âne ou sur une ânesse, voire parfois un mulet ou une mule, avec une pancarte autour du cou décrivant leurs méfaits, leurs lâchetés, leurs complaisances et leurs vénalités. Tous ces châtiments qui n'entraînaient pas la mort marquaient tellement les assignés, pour le reste de leur vie, d’une souillure indélébile qu’ils préféraient ensuite s’exiler en perdant leurs biens et tout lien avec leur communauté. Mais qu’on ne se trompe pas, ces asinades faisaient partie des célébrations populaires rituelles et donnaient lieu à deux explications possibles : --La première de type comique, relevant simplement des fabulistes et de l’humour, de la raillerie et des facéties populaires de toutes sortes qui s’associaient à des époques de fêtes très précises de l’année, celles du carnaval notamment, ou à l’occasion de célébrations ( naissances, anniversaires, fiançailles ou mariages),où tout était permis dans les limites des convenances religieuses du temps ou bien aussi des artistes, ceux qui, comme le conteur, le Mollah Nasr Eddin Odja, en amuseurs publics, ne voulaient pas se ranger à être, à voir et à prendre la vie, comme tout le monde. Johann Theodor de Bry, 1596., "d'énormes tas d'or seront chiés par ce baudet" Dessin humoristique anglais parodiant Napoléon, Imprimé par J Phillips, Londres, Mai 1814 -- La seconde de nature plus gravement sérieuse, à titre de châtiment honteux, punitive et discriminante, pour valoir d’exemplarité qui consistait à promener dans les rues, à l’affront de quolibets, d’injures et d’invectives ignominieuses en tous genres accompagnés, plus concrètement, de jets d’ordures, de fruits et d’œufs pourris, de tiraillements et de coups avec des objets contendants, des coupables complaisants d’adultère mâles ou femelles et tout aussi bien des pères ou des mères qui vendaient leurs enfants pour qu’ils se prostituent.» Voilà, enfin, que s’achevait pour moi, en avril 2023 l’enquête que j’avais amorcée en 1946, celle qui m’avait laissé en suspens pendant 77 années dans une sorte de mysticisme inquiet, car je pouvais maintenant, fort des informations recueillies, de fil en aiguille, comprendre que Dürer n’avait fait que reprendre à sa manière, dans cette gravure de l’âne, le moine et la mort, une figure rituelle de nos manifestations traditionnelles, mi-religieuse mi-profane, célébrée depuis la nuit des temps, au cours de laquelle, en marge des décisions de justice qui étaient généralement plus gravement punitives, on obligeait une personne socialement et moralement coupable, en “la traînant dans la rue” et en l’exposant à la vindicte de tous, devant les enfants, à recevoir le châtiment exemplaire et l’opprobre d’humiliation et de réprobation qu’elle méritait. La gravure de Dürer était bâtie selon cette même tradition d’à chevauchons-de-rebours mais avec une différence de taille puisque c’était la mort elle-même, celle dotée de tous les pouvoirs, représentée sous la forme de ce à quoi elle nous réduit, nous pauvres humains, d’un squelette brandissant un fémur dérisoire en guise d’arme vengeresse, qu’un pauvre moine, mortel parmi les mortels, en service commandé, baissant la tête de honte comme s’il se repentait déjà de ce qu’il se préparait à faire, aurait voulu culpabiliser… Pour en revenir à la gravure de Dürer et à cette date de 1964 où, rue de la Contrescarpe, je découvris le recueil composé à partir d’une partie de ses œuvres, je peux avouer maintenant que je ne pouvais pas voir, en raison de mon empressement à comprendre, ce qui me crevait les yeux et que j’aurais pu facilement voir si j’avais été moins hâtif et moins anxieux de trouver. La solution de l’énigme se trouvait tout bêtement, comme dans la plupart de tous ces albums où les reproductions d’œuvres, qu’elles soient graphiques ou picturales, sont en pleine page et ne nécessitent aucune explication, dans les dernières pages du livre, avant la table des matières, répertoriées parmi les titres et légendes explicatives avec, pour références, les numérotations des pages sur lesquelles figuraient les reproductions auxquelles elles se rapportaient. Voilà, me disais-je alors en faisant amende honorable, comment, faute de maîtrise de soi, on peut, alors qu’on a tous les atouts en main, rater ces trains qui nous auraient mené au 7ème ciel !... En réalité, c’était faute de savoir. Mon empressement à deviner l’énigme me portait à croire que cette gravure se suffisait à elle-même, qu’elle formait un tout et que rien n’avait besoin d’être ajouté pour la comprendre… Ce en quoi j’avais tort puisque mots et images se complètent, l’intellectuel s’alliant au sensoriel, le littéraire au graphisme… Comme se marient paroles et musique pour une chanson… en interférant ensembles sur ces zones différentes de notre cortex pour mieux nous émouvoir et nous sensibiliser à ce que nous avons à vivre et pouvons choisir ou non de vivre. Alors à être prévu pour qu’il soit nécessaire de lui donner littérairement du sens . Mea culpa. l’âne, le moine et la mort nécessitait quelques mots, une phrase, un complément littéraire, une légende explicative pour prendre et donner tout son sens et, en la lisant, même si elle infirmait la plupart des interprétations qui m’étaient venues à l’esprit, elle m’apportait l’apaisement du fin mot de l’histoire puisqu’elle disait : Pauvre moine qui, croyant éloigner la mort, se fourvoie, tandis qu’installée à rebours, elle viendra à son heure. Péroraison : Dans un bilan de parcours, celui que je dresse et celui qu’on ne cesse, et qu’on ne peut s’empêcher ; de dresser, lorsqu’on a mon âge et en fin de vie et que la mémoire nous déserte – dans sept ans j’aurai cent ans –, on essaie toujours de retrouver dans nos souvenirs, comme si on allait avoir à témoigner devant un tribunal céleste, les raisons qui nous ont incité à choisir et à prendre telle voie, telle décision, telle solution, plutôt que toutes ces autres qui étaient à notre disponibilité, offertes à notre bon vouloir, je peux dire que la mise au clair de cette gravure de Dürer est un symbole de ce à quoi, en rêveur invétéré, marchant bien souvent les yeux ailleurs, sans me soucier de me préoccuper des embûches matérielles de la vie, j’ai souvent agi. Exactement comme ce jeune garçon, Clotaire-le-nez-en-l’air, que j’ai adapté d’après le personnage d’Heinrich Hoffman dans l’avant-dernière petite nouvelle des neuf de Pierre l’ébouriffé : « Celui qui aurait dû, pour ne pas tomber de haut, moins regarder dans les airs et un peu plus sur la terre, là où il mettait les pieds. » je crois avoir toujours préféré avancer, même si je m’efforçais de garder la tête sur les épaules, mû par mes pulsions instinctives d’agir, de partager et de retransmettre, tout en ne cessant jamais de regarder les oiseaux et le passage des nuages dans le ciel. J’étais venu à l’édition avec la foi en ma mission d’enseignant et les subtiles nuances de contenus que m’avaient donné mon goût immodéré de la littérature et ces reproductions effarantes mais grisantes des tableaux du Larousse que la gravure d’Albrecht Dürer complétait à merveille. En fonction de quoi, nanti de ces vivres dans ma besace, je me suis toujours efforcé par la suite, par solidarité humaine et par conscience professionnelle, de communiquer aux artistes, écrivains et peintres ou illustrateurs, avec lesquels j’ai eu l’honneur de collaborer, alors que l’illustration en tant que genre était presque toujours enseignée et considérée restrictivement, dans les Écoles de Beaux-Arts même, comme un art mineur, devant toujours être tributaire d’un appoint littéraire ou d’un apporteur d’idées différent de l’illustrateur lui-même, qu’elle était une expression artistique à part entière. J’agissais en bonne foi mais avec outrecuidance parfois car pour beaucoup d’artistes que j’ai rencontrés, me regardant de haut, il leur était facile de me remettre à ma place en me faisant comprendre que les opinions dont je me servais pour me valoriser n’étaient ni de ma spécialité ni de mes compétences. J’entendais bien mais je n’écoutais pas et je bravais les codes en m’inscrivant en faux, pour continuer à avancer et à produire des livres, avec pour garantie de mes convictions ce que ces reproductions de tableaux du Larousse et cette gravure de Dürer avaient forgé en moi. Je maintenais : l’art de l’illustration, quel que soit le procédé avec lequel on le pratiquait restait pour moi, même quand il s’inspirait d’une autre œuvre, littéraire le plus souvent, ou de l’interprétation des faits de la vie courante, un art à part entière que notre culture devait honorer comme une création originale en l’évaluant selon certes ses qualités d’expressivité universelles mais aussi et surtout en raison du talent, de la sensibilité, de l’originalité et de la profondeur du vécu en contenu, de la réceptivité aux choses de la vie, et des fantasmes de l’artiste qui, en s’exprimant, avait mis du sien, de son être, de son vécu et de sa spiritualité pour l’enfanter. Parlant des illustrations et de notre regard qui les saisit toujours globalement, sensoriellement, avant de les analyser intellectuellement, je préfère toujours employer comme terme, puisque celui qui voit une illustration cherche plus ou moins à connaître ses significations pour découvrir ses sens et ses arrière-sens, celui de “regardeur” plutôt que celui de lecteur et pour ce qui est de l’envisagement de cette illustration de parler d’exploration et de décryptage plutôt que de description qui ne serait que survol figuratif superficiel de ce qu’une illustration de type graphique peut receler dans les dessous allusifs de ses structurations. Une illustration signifie plutôt qu’elle ne montre en décrivant. J’emploie le terme signifier en donnant à ce mot, à défaut d’un autre plus explicite, le sens de lecture dénotative pénétrante puisque c’est ce à quoi nous incite, lors de notre investissement, toute illustration. Selon les théories de ce qui s’appelait autrefois l’IDHEC et aujourd’hui la Fémis, la célèbre École du Cinéma, nous appréhendons les images avec la part innée de notre individu, inconditionnellement, presque malgré nous… Elles nous sautent pour ainsi dire aux yeux, atteignant notre nature première alors que les mots, les phrases, les textes, ne peuvent être saisis que par notre nature acquise, celle dotée, par mentalisation, de notre culture individuelle, glanée et bardée surtout de la culture du pays dans lequel on vit et des cultures exogènes qui, par suite de la mondialisation, ont de plus en plus, quoi que subconsciemment souvent, de prégnance sur nos esprits. A partir de quoi, les choses n’étant jamais si simples, les illustrations n’étant jamais monomorphes comme des images, je dois tout de même insister en précisant qu’une illustration est généralement riche de sens, structurée en abîme avec des allusions symboliques et allégoriques, voire des sens cachés, et qu’elle ne se laisse jamais appréhender, après ce premier envisagement organique machinal fait sensoriellement, du moins dans ce que sont ses replis et dans ses arrières-sens, d’un simple coup d’œil. Je veux dire par là qu’une illustrations riche de sens n’a pas qu’un seul impact en nous et qu’elle ne se déchiffre pas d’un seul coup… Ce qui sous-entend que si on peut dire que nous percevons immédiatement dans sa globalité l’importance potentielle de l’essentiel qu’elle contient avec cet instinct inné que nous avons de voir et de comprendre sans nécessité de le traduire en mots et de verbaliser, il nous faudra cependant aussi, comme s’il s’agissait d’un texte, réfléchir, déchiffrer, rationaliser, spéculer, épiloguer, décrypter pour arriver à découvrir, par recoupements multiples, les diverses signifiances qui se greffent par paliers et en espaliers sur la signifiance premièrement perçue dans son immédiateté et sa globalité. Lorsque les illustrations ont été composées par l’illustrateur(rice) sans expurgation de ses affects, il s’agit alors, pour le regardeur, de se laisser emporter en s’investissant dans sa confrontation avec les divers sens de l’illustration afin d’en recenser, selon l’enchaînement descriptif-narratif voulu par l’illustrateur, pour les élucider et les regrouper, les allusions, les analogies et les résonances qu’elle contient jusqu’à en obtenir une synthèse intellectuelle qui est en quelque sorte reconstitutive de celle faite et proposée par l’artiste. Je veux dire par là qu’en raison de la cible, les enfants, nous avons toujours tendance à penser, mûs intérieurement par des préceptes culturels et éducatifs qui sont souvent plus ou moins teintés d’inspiration culturelle judéo-chrétienne et plus particulièrement catholiques, à partir d’un présupposé faussement pédagogique qu’ils doivent avant tout comprendre plutôt que de ressentir, qu’il faudrait les préserver en évitant de leur proposer, ou de les soumettre, à des confrontations avec des illustrations chargées d’affects. – parce que nos principes d’éducation – qui sont toujours nous ont toujours incité à nous méfier de ce à quoi peuvent nous mener nos émotions –, au nom de notre philosophie générale d’éducation, copieusement inspirée des principes iconophobes des trois principales religions monothéiste, nous avons régulièrement contribué, depuis de nombreuses années, croyant bien faire et dans l’intérêt des enfants, à la falsification du caractère et de la nature même des illustrations en incitant les illustrateurs à se spécialiser pour enfants, et à se “dépassionnaliser” (terme barthien) afin de ne pas, usant de leurs affects les imposer aux enfants. Il s’agissait, en fonction de leur fragilité et de leur immaturité, de réduire l’impact et la portée des illustrations qu’on leur soumettait, et dans cette louable intention de décider pour eux qu’il valait mieux qu’ils comprennent plutôt qu’ils ne ressentent. D’où l’encouragement donné, par les éditeurs traditionnels, à un seul type d’illustration simplifiée, instaurant, par une suite d’enchaînements de personnages impliqués en des actions qui racontent et suivent un scénario, une histoire finalement facilement décryptable puisque, à l’imitation de l’écriture littéraire, faite de mots qui, associés par la syntaxe, donnent des phrases et une narration, cet enchaînement d’actions représentées est en définitive détourné de nos facultés sensorielles d’appréhension pour n’être perçu que par notre intellect plutôt que par nos sens. Ces images descriptives-narratives ne permettent dans le meilleur des cas que, de déduction rationnelle en déduction rationnelle, selon le même procédé de déchiffrage linéaire de la lecture littéraire, de repasser bien gentiment par où, dans la conception de ses illustrations, l’illustrateur-trice a bien voulu nous faire passer. Lire un texte va du détail à l’ensemble. Lire des images procède inversement de l’ensemble au détail.

 

 

 



15/12/2023

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