RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1984. LE CUL BÉNI DES FÉES ET LE PAIN BÉNI DES CONTES


 

"LE CUL BÉNI DES FÉES"

CET ARTICLE A ÉTÉ PUBLIÉ EN PARTIE DANS

 

"LE FRANÇAIS AUJOURD'HUI"

N° 68 : décembre 1984

          « De toutes les manières, les enfants n'aiment que les contes ! »... « C'est par le conte que nous nous faisons le mieux comprendre ! » ...« Les contes disent, en clair, toute notre complexité humaine et celle, inextricable, du monde ! ».

          C'est sous ces prétextes, fréquents, d'efficacité et de rentabilité immédiate, que les habituels prescripteurs (trices) du conte comme unique panacée de lecture, font souvent les autruches, offrant, sans la moindre hésitation, tous les contes dits classiques, fixés dans le temps par la tradition au travers du relais des générations, sans la moindre tentative de discernement en qualité ou en contenu, exactement comme si ces contes étaient interchangeables, ou comme si le genre entier ayant été exorcisé, il se trouvait débarrassé de tous maléfices par une bonne fée nommée lecture.

           Pour ces inconditionnels (elles) du conte, dont certaines personnes font profession sans en avoir les capacités pédagogiques ou culturelles, chaque enfant, une étoile lumineuse au front, serait à même d'utiliser, par privilège d'un pouvoir magique en abîmes et par vertus démultipliées que le conte lui aurait conféré : ces chemins privilégiés des histoires du temps passé qui le mèneraient aux racines des premiers âges de notre condition humaine et lui feraient franchir, à travers les siècles, par bonds de sept lieues, tous les obstacles qui entravent sa prise de conscience de lui-même et du monde.

         De ma lecture avide du livre de Bruno Bettelheim : "Psychanalyse des contes de fées", il me semble avoir pu dégager, sans en être absolument certain, qu'en matière d'effets sur les enfants, la version des contes importait peu, pourvu que leur structure et leurs configurations restent fidèles au synopsis de données originales en permettant aux divers motifs d'inter-fonctionner ensemble.  Soucieux des impératifs du marché de l'édition, ne voulant pas s'attirer les foudres des studios et des fabricants de  produits dérivés des multinationales Walt Disney, Bruno Bettelheim choisissait de ratisser large. Une autoroute était ouverte pour la libre appropriation et interprétation de ces contes.

         Bruno Bettelheim présupposait sans doute que chaque enfant, en prospective d'attente des dits contes classiques (ceux des frères Grimm et de Charles Perrault en particulier), quelles que soient les formes, manières et sauces dont on les accommoderaient pour les lui présenter, pourrait remédier de lui-même aux interprétations erronées, aux falsifications historiques, aux principes strictement éducateurs et rigoristes à quoi on les réduisait souvent et aux autres aberrations de distorsion des configurations de motifs que chaque conte, singulièrement, offrait dans leur originalité… A l'écouter, au nom d'un laxisme permissif qui frisait l'angélisme, chaque enfant ne prendrait dans ces contes que ce qui lui serait nécessaire au moment où il y serait confronté. Et cela, même si ces contes classiques avaient été, au prétexte de les ré-actualiser, copieusement dévoyés par des prédateurs sans scrupules au point de devenir catégoriquement tendancieux, voire perversement immoral et libidineux.

Ma réflexion désabusée me menait à ce constat : les contes étaient à tout le monde et à n'importe qui. Qui les prenait et s'en servait tenterait toujours de nous faire croire qu'il était un re-présentateur et un rénovateur de ces contes et qu'il les servait pour le bien de ceux à qui il les destinait.   

Parmi cette inflation de livres de contes adaptés, réécrits, "trafficotés", que l'on peut trouver, sans se baisser et en surabondance, sur tous les marchés américains et européens: drugstores, épiceries et bureaux de tabac y compris, on peut dire que ceux écrits et illustrés par Paul Caldonne dans ce genre et édités par l'éditeur mondialiste Simon and Schuster, copieusement recommandés par Geneviève Patte comme étant «des éveils à l'art», constituent l'exemple de livres qui ne sont devenus populaires que parce que l'éditeur américain, usant de gros budgets financiers, forçait les tirages et, forçant les tirages, réussissait ainsi, à la fois, à réduire ses coûts de fabrication des ouvrages et leurs prix de vente au public, puis, en multipliant les points de vente, à rendre leurs présences incontournables sur tous les lieux de vente.

Je ne dirais pas que c'était là, la seule raison de leur popularité puisque hormis ces pratiques commerciales abusives, ma foi assez assez coutumières aux grands trusts d'éditions, la falsification de la notion du mot populaire avait commencé dès le projet et constituait tout un ensemble. Venait d'abord la simplification des adaptations des contes traditionnels et les caractéristiques simplistes des illustrations qui les accompagneraient.  Dès le concept même, les livres avaient été pensés pour être mis sur orbite à grande échelle, selon les mêmes critères de la propagande nazie de Gobbels : pour être immédiatement compréhensibles et plaire à tout le monde et aux plus nombreux, voire surtout les moins cultivés des citoyens.

En somme, pour la plus grande part, ces livres ne sont devenus populaires que parce que les financiers producteurs avaient décidé, en fonction de l'argent investi et afin de rentabiliser leur mise de fonds, qu'ils devaient devenir populaires.

Ce d'après quoi on peut conclure que les bonnes intentions s'inventent facilement et souvent de bons prétextes!

Et qu'autour de ce genre de projets, susceptibles d'être ou de devenir populaires; les magouilleurs-mixeurs-écrivants pullulent.

Rien ne les arrête, ni la compilation, ni le plagiat, ni la compression de plusieurs motifs pillés à la “va comme j'te pousse” dans divers contes traditionnels et ré-arrangés et raccordés entre eux, d'une manière injustifiée et éhontée... puisqu'ils savent que la plus grande partie des parents, faisant confiance aux pouvoirs publics qui ne les interdisent pas et ne les décommandent pas, ne va pas se soucier de chercher à prendre conscience des falsifications qu'ils comportent. 

Les mobiles de ces prédateurs sont clairs : tromper les parents prescripteurs acheteurs, appâter les enfants et exciter les appétits commerciaux des vendeurs de livres, les libraires étant les bienvenus s'ils le souhaitent mais non plus comme des professionnels indispensables.

En droit fil de ce laxisme, les principes sont limpides, presque enfantins : quels que soient leurs visages, les effets des contes sont salvateurs ; les contes recèlent en eux leur antidote ; ils ne peuvent jamais être nocifs…En somme parmi tout ce qui pouvait s'écrire et se dire aux enfants, les contes étaient la panacée idéale : un véritable "pain béni".

         Pour la plupart des parents, animateurs de loisirs culturels, bibliothécaires et enseignants, les contes ne pourraient avoir que des effets bénéfiques. Leurs stimulations ne pourraient être autre que dynamisantes, instigatrices de réflexion et d'imagination, en un mot "thérapeutiques" au sens large et sauvage de ce terme.

         En quelque sorte je pourrais dire aujourd'hui, en reprenant une formule autrefois historiquement célèbre : « Partout où le soleil entre, le médecin n'entre pas ! », formule que notre instituteur nous répétait avec insistance, au temps de ma jeunesse où les maladies infectieuses décimaient sans pitié les populations les plus pauvres parce qu'elles étaient ignorantes des moindres mesures naturelles de prophylaxie : « Partout où le conte entre, le psy n'entrera pas ! »

        Comme si le genre lui-même, sans distinctions des spécificités de chaque type de contes, générait systématiquement une vertu dynamique et préventive contre tous les maux qu'un individu jeune pouvait rencontrer au cours de son périple évolutif. Des contes pour chacun des maux !...

        Comme si le genre était un vaccin radiolairement et protozoairement opératif contre l'étroitesse d'esprit, le simplisme de raisonnement, la débilité, l'idiotie et l'incompétence ou, mieux encore, le manque de pratique comparatiste, le lymphatisme de certains individus peu enclins à faire le moindre effort pour comprendre et se comprendre, ou alors ceux aussi résolument décidés et déterminés à n'ingurgiter que des aliments pré mâchés et, pour finir, ceux qui préfèrent se contenter d'adopter et de subir les interprétations plus ou moins rationalisées d'autrui plutôt que d'acquérir leurs propres idées…

Comme si notre inconscient collectif – y compris celui de chaque enfant pris dans sa singularité fragile –, parce que les contes remettent en scène et subliment des séquences fantasmatiques relevant de lui, quel que soit le degré de notre expérience, de notre savoir et notre volonté de comprendre, nous obligeait à accepter qu'il demeure, pour la majeure partie de sa nature, aussi insondable que les voies du Seigneur Tout Puissant…Comme si cet inconscient s'était arrangé, par le travestissement et l'alchimie des contes, pour devoir rester finalement, sans avoir jamais rien à prouver, le garant de celui qui aurait toujours raison.

        En notre époque de cette fin d'année 1984, cette position d'adultes aux yeux fermés, d'adhésion par contamination, croyant aveuglément aux pouvoirs bénéfiques de tous les contes et de n'importe quels contes, selon n'importe quelles versions, me paraît simplement incohérente et inadmissible et, en tout cas, pour le moins anachroniquement contradictoire. A titre comparatif, je peux faire remarquer que cette position 1984 est diamétralement opposée à celle qu'avaient adoptée des générations de prescripteurs (trices) du même type, pendant la période 1945/1960, au cours de laquelle, les contes, ces mêmes contes traditionnels, étaient interdits en usages dans le périmètre scolaire parce qu'on les accusait de tous les maux.

        Dans son livre qui paraîtra prochainement aux Éditions Payot, intitulé L'Art de la subversion dans les contes de fées, Jack Zipes, universitaire américain, germaniste, affirme que nous baignons encore, en France, dans le même enthousiasme que suscitèrent les contes de Perrault et ceux transcrits par ses associés, à la fin du 17ème siècle, alors que nous savons, ou que nous aurions dû apprendre, que ces contes, nés dans les premiers âges de notre civilisation, chargés de féodalité, furent fixés littérairement, par temps de pouvoir monarchique absolu et de catholicisme intolérant, et qu'en conséquences ils ne peuvent s'empêcher, d'une certaine manière qui n'est pas toujours symbolique, d'être un reflet de cette forme de pouvoir autocrate, de droit divin et autoritaire, prôné comme seule directive absolue de civilisation possible.

          Dans les ré-éditions de ces années 80, on semble vouloir oublier, – trop souvent à mon gré parmi les prescripteurs (trices)–, que ces contes ont, dans le courant des années 60, fort heureusement été  remis en cause et contestés. Ils furent alors, un peu partout dans les pays de notre civilisation nord occidentale, au nom  d'aspirations politiques diverses, de revendications féministes et de pédagogies plus libéralement permissives, réécrits, retournés comme des gants, par des écrivains ou des illustrateurs courageux et impertinents : Janosch, Tomi Ungerer, Philippe Dumas et bien d'autres encore, contestataires moralement motivés, certainement exaspérés par l'excès de conformisme révérencieux et de respect injustifié qu'on accordait, sans plus réfléchir à leur portée, à tout ce qui avait été sacralisé par le temps et nous venait du passé.

          L'impulsion de création, le véritable désir de "se réapproprier"ces contes, de contester leur message, de remettre en question leur philosophie et leur sagesse, de se venger peut-être des effets qu'ils avaient eu sur notre enfance... répondaient sans nul doute à une pulsion historicosociologique et prenaient appui sur les courants intellectuels et littéraires de cette époque transitoire. 

          Ces tentatives de ré-appropriations étaient révélatrices de l'évolution de nos mentalités au cours du temps, en fonction de nos moeurs, de nos lois, de nos conceptions et de nos convictions. En mettant le style exceptionnel de Charles Perrault à part, et en observant les contes qu'il transcrivit à partir de la tradition orale sous un angle de philosophie politique, on pouvait comprendre que ce qui, au dix septième siècle, avait été "pain béni" pour des hommes et des femmes de cour,  pouvait devenir, avec quelques raisons, "botte d'avoine pour âne bâté" à la fin du vingtième.

          A plusieurs reprises, j'ai personnellement constaté, au cours de stages de recyclage d'enseignants (option littérature pour la jeunesse), que j'animais, que beaucoup d'enseignants me soupçonnaient, quand je tentais d'amorcer ce point de vue, de vouloir politiser les contes et, du même coup, ils me prêtaient également l'arrière-pensée de vouloir, par ces contes, politiser les enfants, alors que je ne leur proposais, somme toute, qu'une reconsidération de ces contes traditionnels et de leurs pouvoirs, sous un angle critique panoptique en fonction des évolutions socio-politiques de notre société depuis l'époque où Charles Perrault, à la fin du dix septième siècle, les avait fixés.

         J'avais beau invoqué que ma réécriture du Petit Poucet obéissait à mon sentiment qu'il était comme il s'avérait être, dans toutes les versions recensées de la tradition orale, "un conte de pauvres", celui d'une famille traquée par de fausses lois, une mauvaise foi et une réelle famine (celle qui dura effectivement pendant deux années de 1693 à 1695) et faire remarquer que les moralités de ce conte proposées par Charles Perrault étaient celles en tout point dignes de l'homme de cour qu'il était et en accord parfait avec sa volonté de les faire apprécier par son public particulier de courtisans de Louis XIV…rien n'y faisait.

          Pour réfuter cette politisation dont ils m'accusaient, ces prescripteurs (trices) se servaient, de quelques arguments généralisateurs qui semblaient incontestables. A savoir que tous ces contes traditionnels, parmi lesquels ceux particulièrement de Charles Perrault, avaient été  fixés dans une langue admirable et qu'en fonction de cette idéalisation par la forme et le style, ils étaient et devaient rester intemporels et intouchables. En foi de quoi, puisque incontestables dans le temps, pourquoi s'attarder aux contenus et aux moralités périmées ou carrément tendancieuses, puisqu' ils étaient parés de toutes les vertus, aussi bien qu'exempts – ce qui semble bien moins sûr ! – de toutes possibilités de circonvenir, d'induire en erreur, ou même carrément de nuire psychiquement.

         En filigrane de ces débats, souvent houleux mais indispensables, ce qui surnageait ressemblait à une ancienne et perpétuelle confrontation récurrente et contradictoire, toujours relancée, jamais complètement résolue, entre les deux camps rivaux de l'éducation des enfants : d'une part, la foi et le respect en la sagesse philosophique d'une mythologie païenne, non chrétienne, que ces contes véhiculaient, tout a fait acceptable comme un humanisme par l'École Publique puisque conforme aux principes de sa neutralité laïque et de sa volonté d'être au service du peuple, alors que, d'autre part, cette même mythologie païenne, sagesse rustique du peuple, était en opposition offensive totale, quoique tolérée d'une manière habilement sourde, avec l'autoritarisme éducatif catholique prépondérant qui exerçait, et exerce toujours, une mainmise énergique sur 80 % au moins des productions symboliques à destination de la jeunesse, par le contrôle des publications et par celui encore plus oppressif de leurs distributions (livres, journaux, télévision).

Cette volonté de mainmise des instances catholiques d'éducation sur l'esprit de nos enfants ne date pas d'hier. Par adhésion ou par réaction, nous l'avons tous affrontée et nous lui devons nos plus grands savants, penseurs, écrivains et hommes et femmes de foi. Il ne s'agit pas ici, même si je parle avec insolence du "pain béni des contes" et du "cul béni des fées" de nier les forces spiritualistes qui inspirent cette volonté d'orienter notre civilisation.

Cela étant dit, il n'en reste pas moins que, par conviction, pour convaincre l'infidèle, toute religion a tendance souvent à se faire intolérante. La religion catholique n'échappe pas à ce travers. Par souci d'évangélisation, elle qui revendique par ailleurs d'être discrètement tolérante, se flatte de prétentions d'hégémonie arrogantes et, en même temps, alimente et utilise deux arguments devenus irréfutables puisqu'ils ont été adoptés par la majeure partie des personnes prescriptrices de lecture pour la jeunesse (la plupart du temps, des femmes) et par une grande partie de celles qui, régulièrement, avec une foi de charbonnier, assument et s'acquittent d'une soi-disant analyse des livres pour la jeunesse, alors qu'en fait, cette analyse se limite à la rédaction de simples fiches positivistes,  incitant certes à la lecture mais totalement dénuées d'une véritable réflexion critique.

          Autour de ces deux arguments massues, qui ne sont toutefois que des prétextes, grâce à une collusion manifeste entre les pouvoirs des instances de productions et ceux, sur le plan général,  des instances de prescriptions : ceux qui d'un côté produisent sont ainsi assurés qu'aucune critique négative ne viendra gêner leurs options. En somme, on peut, d'une part, produire, tout en étant assuré, d'autre part et en même temps, d'avoir le droit de ne pas être mal jugé de ce qu'on produit. Tout cela en vase clos, bien entendu, pour que la spirale soit bouclée et couse éventuellement les bouches de ceux ou celles qui s'aventureraient à vouloir s'interposer dans ce système professionnel circulaire bien rôdé.

          Bien que néfastes et préjudiciables puisque, hélas, ils recouvrent, cautionnent, expliquent et justifient la débilité de la plupart des productions offertes aux enfants, ces deux arguments dont je vais parler, sont régulièrement invoqués pour excuser cette spirale immunisée en champ clos. Le premier de ces deux arguments me fut servi maintes fois, à bâtons rompus, au cours de discussions d'évaluation sur la portée des livres que j'avais publiés, par des personnes haut placées dans la hiérarchie pyramidale de l'échelle sociale : aux Ministères de la culture et de l'Éducation, à la radio ou àla télévision, avec des journalistes ou avec des confrères patentés de l'édition traditionnelle française.

         Il consistait à soutenir, d'une manière systématiquement généralisatrice que la capacité d'apprécier les arts d'expression, la littérature, la poésie, la musique…n'était pas le lot de tous les enfants, qu'il fallait avoir des prédispositions, que ces talents venaient de souche… A entendre ces Pontes, il fallait se faire une raison : pour distribuer leurs dons, les fées ne se penchaient pas aussi gracieusement sur les berceaux des uns que sur les berceaux des autres. En somme, je devais comprendre que si elles avaient le cul béni et bénissaient tous les culs qu'elles touchaient, les fées ne se dépensaient pas de la même manière pour tous les enfants. En conclusion de quoi, selon le détournement de ces Pontes et en contradiction avec ce que nous avait dit Bruno Bettelheim et ce que pensaient l'intelligence et la sagesse collectives, il fallait déduire que les fées ne prodiguaient par leurs faveurs à tout le monde mais à certains enfants bien choisis seulement dont, parce qu'elles avaient le cul béni, elles bénissaient aussi, mais parcimonieusement, les fondements.

 Si je fus seulement choqué la première fois que j'entendis formuler cet argument, par la suite, à force de l'entendre répéter comme s'il s'agissait d'un mauvais sort fatidique, jeté par une de ces fées prodigues, dont on héritait par naissance, il me devint vite insupportable. Pour moi qui venais d'un milieu pauvre, qui avais enseigné dans des classes de milieu défavorisé, cet argument était une insulte, la preuve manifeste du mépris que l'on vouait, a priori, à des millions d'enfants qui n'avaient pas eu la chance de naître de parents fortunés, au cœur des grandes villes, dans les arrondissements les plus riches, en milieu de civilisation avancée.

 C'était souvent avec des mines compatissantes de "bonnes sœurs soucieuses de la misère du monde", préoccupées de "bonnes œuvres" que ces personnes se prêtaient, mais avec des mains d'étrangleuses, à se faire les relais de reconduction de cet argument dépréciateur nocif. Poussées parfois dans leur retranchement, elles se justifiaient en se référant à des statistiques dénombrant les enfants incapables de lire. Preuve incontestable des incapacités irrémédiables de certains enfants. Elles invoquaient même une sorte d'équivalent culturel au Quotient Intellectuel (Q.I.) –  le Quotient Culturel (Q.C.) –,  établi, approuvé et confirmé depuis la nuit des temps, de génération en génération, par la sagesse proverbiale…Les chiens ne font pas des chats…Le tout menant, en conclusion, à l'idée qu'on ne pouvait échapper à la définition d'un prototype de jeune lecteur ciblé, ce "Petit Français moyen", totalement imaginé à partir de cet argument réducteur, mais dont on prétendait savoir, en fonction de ses capacités limitées qu'on lui accordait, en lui donnant ce qu'on lui donnait, exactement ce qu'il lui fallait, en matière de livres, pour l'aider à bien grandir.

A entendre ces "Pontes de l'intelligentsia", les caractéristiques essentielles de cet "enfant du peuple", – toujours envisagé comme étant issu de " basse extraction" et en lui trouvant des excuses –, ne pouvaient pas ne pas pâtir, en fonction des précarités dans lesquelles il grandissait, des conséquences de ces précarités. Par commisération, en a priori,  les caractéristiques mêmes de ce "Petit Français Moyen" en étaient affectées. On nous l'aurait presque fait passer pour un infirme, ou un débile mental, un fils d'alcoolique, un dégénéré… dont les capacités intellectuelles ne pouvaient avoir été qu'endommagées, diminuées et, en conséquences, limitées en opportunités de ressentir, de percevoir, d'analyser, d'appréhender, de comparer et de comprendre...

Hélas, immédiatement après avoir reconnu la réalité des handicaps dont pouvaient souffrir une grande partie des enfants, l'entérinant en quelque sorte comme une vérité fatidique, l'argument de dépréciation systématique revenait en force. Au lieu d'être invoquée comme une injuste cause sociale et combattue comme telle, l'effet de cette injustice était posé comme un postulat irréfutable. Postulat verdict qui maintenait que, quoi qu'on fasse et quoi qu'on tente, étant issu, majoritairement, d'un milieu social défavorisé et représentatif en cela des classes populaires, ce "Petit Français Moyen" serait plus "naturellement porté" –  On n'osait pas dire "génétiquement porté" mais on le pensait – vers des penchants, des plaisirs et des divertissements les plus frustres et les plus vulgaires. Par ségrégation, une fois pour toutes, on avait décidé qu'il manquerait d'appétit culturel et de goût pour "les choses de l'art et de l'esprit", et qu'il serait, en définitive, incapable de s'élever au-dessus de la condition dans laquelle, par naissance et fatalité, il avait été condamné.

Les handicaps dont souffrait ce "Petit Français moyen" étaient évoqués si communément et si fréquemment, si unanimement, dans les milieux parisiens de l'édition traditionnelle, qu'on aurait pu penser que ces représentants auto glorifiés de l'intelligentsia s'étaient donnés le mot, en vue de rabaisser délibérément les potentiels et le niveau moyen d'appréhension des enfants des classes socialement défavorisées, pour laisser croire qu'ils étaient, eux, des privilégiés d'une autre race, ces "culs bénis" ayant échappés à la malédiction.

Dans le cœur du Pré carré de St Germain des Prés, fief de l'édition française, je me croyais revenu aux temps des privilèges. Par leur prétention d'intelligence de caste, ces éminences, et leurs nombreux sbires et sous fifres arrogants à leurs basques, me rappelaient la cour des nantis de Versailles et me renvoyaient forcément à mes origines. A leur façon, en me parlant et en me renvoyant sans cesse à ce sous évalué "Petit Français Moyen", ils me signifiaient que la place qu'ils occupaient ne pouvait être offerte à n'importe qui, qu'elle se méritait et qu'ils en étaient détenteurs uniquement parce qu'ils avaient bénéficié, eux, à leur naissance, de la chance insigne de faire partie de ces heureux "culs bénis" par les seules bienveillantes fées des contes.

Le deuxième argument, découlant du premier et le soutenant, était plus prosaïque mais non moins sinistrement affligeant. Il supposait, toujours en fonction de l'évaluation dépréciatrice des capacités d'expectatives de ce "Petit Français Moyen" et des quelques quatre millions de ces prototypes que représentait le lectorat potentiel (nombre approximatifs d'élèves des classes élémentaires), que les productions les plus facilement admises, donc les plus rentables, ne pouvaient être que celles qui seraient adaptées à la portée de ses appétits, présumés limités, des "Petits Français Moyens".

Un argument entraînant l'autre, les deux baignant en toute impunité dans une liberté d'exploitation commerciale sans frein, le résultat, me semblait-il, c'est-à-dire l'ensemble des productions pour la jeunesse, ne pouvait pas ne pas refléter cette minoration en qualités, de fonds et d'esthétiques, que je constatais, puisque cette minoration découlait, somme toute, du postulat de base : les petits enfants français étaient considérés comme majoritairement atteints d'incapacité artistique et intellectuelle. 

 Partant de là, tout s'expliquait beaucoup mieux. On pouvait mieux comprendre pourquoi des tonnes de productions "banalement utilitaires" mais "inessentielles" étaient déversées, au détriment de la littérature et des illustrations de qualité, sur l'immense marché que constituait la vente des livres pour la jeunesse. On pouvait comprendre les causes de la surproduction, celles   de la saturation du marché et de l'inflation, avec, en corollaire inquiétant, la désaffection de la lecture d'un grand nombre d'enfants, puisque l'ensemble de ces productions stéréotypées, fabriquées intentionnellement pour répondre aux attentes limitées d'un hypothétique "Petit Français Moyen", ne répondaient en rien aux aspirations des enfants, quel que soit leur milieu, lesquelles, au lieu d'être encouragées, étaient mâtées dans l'œuf par la discrimination réductrice imbécile de pontes qui s'estimaient d'une autre caste.   

A m'en tenir aux appréciations sur le mauvais goût des Français que j'avais pu entendre émises par ces pontes de l'édition traditionalistes que j'avais côtoyés, à écouter, dans ces maisons d'édition, les conseils des commerciaux, toujours présentés comme des gens de terrain et d'expérience, à entendre les appréciations émises par les instances de prescriptions sur les aptitudes des Petits Français Moyens… mon enthousiasme de jeune éditeur en prenait un coup et ma conclusion était sinistrement lamentable. Comme un avertissement donné à un néophyte, cette intelligentsia en place me recommandait, si je voulais durer et être bien considéré par les instances de prescription, de savoir tenir compte de deux impératifs incontournables : viser au plus ras des mottes en ciblant ses productions sur les déficiences et le mauvais goûts présumé des Français et ne rien attendre, ne rien espérer de l'école et des enseignants. Les cartes, selon ces sinistres augures, avaient été distribuées une fois pour toutes. Il fallait s'en faire une raison.

         Dans une suite de déductions qui découlent les unes des autres, depuis le présupposé méprisant, généralisé, niant les aptitudes de ce "Petit Français moyen" à accéder aux lumières de l'esprit, en passant par la banalisation des productions qu'on lui assène pour le conditionner, tout en prétendant satisfaire ses aspirations, pour aboutir à la falsification de la notion de liberté du commerce, et arriver ensuite aux  planifications hégémoniques du groupe catholique Bayard Presse, évangélisateur intransigeant et omnipressant qui se flatte de vendre ses livres dans les parvis d'église et souhaite pouvoir les vendre dans les préaux d'écoles, je peux dire que c'est autour de ces quatre axes que se sont tressées, et se sont solidifiées, par sédimentation, des mentalités qui ressemblent à des convictions logiques et raisonnées alors qu'elles ne sont que préjugés.

Face à cette solidification injuste et de parti pris, basée sur des a priori indignes, le plus incompréhensible reste l'absence d'indignation, le manque de réaction de l'intelligence collective critique pour les remettre en cause et pour nous en affranchir. On pourrait espérer, on est en droit d'espérer, que la plus grande partie des instances de prescription publiques et privées (bibliothécaires, enseignants et parents) puissent, un jour, user de leur conscience et de leur devoir critique aussi bien que des nombreuses connaissances recensées sur le sujet des contes, pour aborder, de façon pluridisciplinaire, les productions symboliques passées ainsi que celles, contemporaines, qui en sont issues.

        Hélas encore, car c'est, à notre époque, autour de ces mêmes axes, sans jamais les remettre en cause, au prétexte des limites intellectuelles présupposées de ces "Petits Français Moyens", que se tissent, se reportent et se reconduisent, comme si elles étaient des vérités premières intangibles et inéluctables, ces fausses certitudes, générées par un ostracisme suffisant et une mentalité de caste s'estimant supérieure. Fausses certitudes, malheureusement ancrées injustement et stupidement mais profondément, et adoptées presque systématiquement en options de productions destinées aux enfants, par la plupart des preneurs de décisions en charge de production ou de diffusion, aussi bien dans les maisons d'édition, qu'à la radio et à la télévision.

        En marge de ces axes oppressifs, réducteurs et contraignants, ne resterait, évidemment, en signe d'adhésion des lecteurs, que le processus magique et souvent inexplicable de la séduction ! Je ne parle pas seulement de cette séduction que recèle, dans leurs plis et leurs replis, les contes, de celle qu'il provoque sur le lecteur ou l'auditeur à partir des ressorts des histoires, mais plutôt de cette séduction venant de "l'art et la manière" d'accommoder, littérairement ou oralement, ces plis et replis, pour établir leurs impacts, amorcer le contact, donner un avant-goût, créer une pulsion d'appétit dans l'esprit des lecteurs ou des auditeurs, simplement en utilisant les suggestions et stimulations des mots écrits puis lus, ou bien dits et entendus (lorsqu'il s'agit de contes énoncés par une personne conteuse).

Mythes et symboliques configurés dans les motifs des contes sont parfois, avant d'être intellectuellement perçus, organiquement et charnellement inducteurs d'émotion. Ils sont éveilleurs d'images mentales, incitateurs d'intelligence sensorielle et préambules, par les affects, quelle que soit la culture acquise et le niveau mental de celui qui y est soumis, à des perceptions indéfinissables. Si cette aptitude perceptrice plurielle, toujours en éveil, reste, parce qu'elle fait partie de l'intime et d'un sensorium en fuseau complexe, difficile à déceler et à décrypter, elle n'en reste pas moins réelle pour autant, ni moins efficace pour nous guider dans le labyrinthe de nos confrontations.

       Le discours narratif spécifique des contes implique naturellement un charme. Il a recours à des ingrédients de sublimation magique et initie un fil conducteur inducteur, liant onctueux, ce fil d'Ariane qui se "stéréophonise", parfois jusqu'à la caricature, pour agencer et raccorder, entre eux, les différents motifs isolés qui jalonnent et bâtissent la trajectoire du conte. Ingrédients, motifs et liants interfèrent, nourrissant, autour de la trajectoire principale de séduction qui, généralement, impose d'elle-même le silence, les petites trajectoires de dérivations, elles-mêmes pourvoyeuses d'étonnement, d'effroi, d'admiration, de béatitude...

          C'est dans l'usage de ces pouvoirs du conte que, le plus souvent, se greffe les hérésies. J'ai souvent constaté, lorsque les contes sont lus ou racontés oralement à des groupes d'enfants (dans les classes, les bibliothèques, les lieux de loisirs) par des personnes responsables, sans compétences ni formation pédagogiques souvent, que ces personnes, dont la bonne volonté n'est pas à mettre en doute, étaient tellement  préoccupées d'obtenir l'adhésion et l'écoute de leurs auditoires, qu'elles se laissaient emporter à abuser des processus de séduction que le conte recèle naturellement en lui.

         Séduire pour mieux marquer les esprits. Pour inciter les enfants à mieux mémoriser… J'avais déjà souvent constaté par ailleurs, au cours de ces dernières années, que dans la fixation 1ittéraire des contes oraux traditionnels ou dans les interprétations orales de ces contes, certaines qualités éminemment stimulatrices telles l'humour, le paradoxe, le contrepoint... trouvaient rarement leur place alors que ces qualités étaient, – qu'elles avaient toujours été –, présentes dans les nombreuses versions orales originales, régionales la plupart du temps, faisant partie de la tradition de ces contes. Pourquoi, alors qu'elle était une dénaturation pure et nette, une telle simplification ?

Constat qui m'induisait à penser, à juste titre, et à avancer qu'en général, ces contes littéraires avaient été expurgés. Qu'ils s'étaient figés et sacralisés sur une écriture (fond et forme) abusivement et autoritairement séductrice, propre à obliger, avant toute chose et exclusivement, la crédulité naïve du destinataire enfant – alors que ces contes n'avaient pas été inventés spécialement pour les enfants – tout en prétendant, pour auto excuser cet autoritarisme oppressif et alors qu'il forçait délibérément les convictions de l'enfant, qu'il était la condition "sine qua non" indispensable à sa réception.

          Le postulat posé étant, cette fois, qu'il était impossible, sans cette crédulité obtenue autoritairement, sans une attitude implicite d'obéissance béate comme clé d'entrée, d'escompter le moindre bénéfice de conséquence : plaisir, prise de conscience, réflexion, incitation de maturité… Postulat qui impliquait obligatoirement le principe pédagogique, banalement courant, fondé sur l'autorité de l'adulte, en fonction de sa taille, de son âge, de son niveau d'expérience, de sa sagesse... et sous entendait, du même coup, en a priori et encore, la dépréciation des aptitudes innées d'appréhension de "l'enseigné", ce "Petit Français moyen" sous estimé.

          C'est souvent en faisant taire, par le biais de la séduction, la raison des enfants, et en leur insufflant des convictions toutes faites (dans l'espoir que ces convictions toutes faites entraîneraient la raison au lieu du contraire), que, grâce à des recettes frisant souvent le charlatanisme (par le biais des peurs primales, des pulsions inavouables et des interdits sexuels) les contes traditionnels véhiculent parfois, sans que nous en ayons conscience, les conformismes les plus grégairement installés dans notre mémoire collective.

Ce n'est pas parce qu'elles sont symboliques que toutes les configurations de nos mythologies sont émancipatrices, bénéfiques et exemptes de dangers ! Ne nous trompons pas en imaginant que les contes constitueraient, dans leur ensemble, un genre béni qui, abusant de ces symboliques, nous laisserait penser qu'elles seraient toutes plus ou moins salvatrices. Il en est de ces symboliques et de ces mythologies comme des idéologies. Certaines d'entre elles, au contraire de nous ouvrir l'esprit, nous le ratiocinent. Celles-là peuvent parfois même nous berner jusqu'à l'aliénation.

De préférence, d'une manière générale, il me semble toujours nécessaire, avant que de proposer ces symboliques fortement inductrices aux enfants, de remettre en question le processus de séduction-conviction de la lecture elle-même. Pour un enfant lecteur, si on souhaite qu'il ne se cantonne pas dans des voies de garage, ne lire ou n'entendre que des contes n'est pas sans risques. Si la lecture peut entraîner notre adhésion par subjugation, elle ne doit pas être que cela. Fort heureusement, elle est aussi, particulièrement lorsqu'elle est lecture de littérature, c'est-à-dire à condition que l'auteur soit un écrivain et qu'il l'ait consciemment ou inconsciemment voulu en s'exprimant lui-même, un processus réflexif et d'opposition critique.

Ce qui m'amène à conseiller, à supposer que nous soyons d'accord sur l'idée que la lecture ait pour objectif essentiel de stimuler la conscience et le libre arbitre, à tout prescripteur (trice) de lecture, de fournir aux enfants des livres de catégories et de genres différents pour les inciter et les habituer à la pratique de tous les divers types de lectures ?...

         En l'occurrence, dans le cas des contes, l'ennui ne viendrait donc pas du genre conte lui-même, lequel a largement fait ses preuves, mais de l'utilisation systématique, abusive et exclusive des contes que certains adultes prescripteurs (trices) de lecture en font, au détriment de la littérature. A ces inconscients, je rappellerais que la littérature ne se résume pas aux contes, que tous les contes ne sont pas forcément de la littérature, que l'oralité transcrite abruptement n'est que piètre ersatz de la littérature... et surtout que la littérature, intrinsèquement,  recèle, en elle-même, parce qu'elle est affirmation d'une personnalité singulière, une force oppositionnelle et réflexive qui, à la pratique, suscite, aussi bien pour l'auteur que pour le lecteur qui la décrypte, un effort de transubjectivation dynamique et dynamisant.

           Pour ma part, j'ai souvent eu l'occasion de m'insurger contre cette tendance stupide, adoptée par une majorité de bibliothécaires, qui faisait du conte une sorte de "pain béni" guérisseur de tous les maux. Je me suis insurgé chaque fois que je l'ai entendu flatté et recommandé béatement et en toutes occasions pour n'importe quel enfant : comme le plus sûr des viatiques ; comme le baume souverain de tous traumatismes psychiques ; comme le sauf-conduit et laisser-passer pour des lendemains idylliques... Je me suis insurgé chaque fois que je l'ai vu érigé comme le genre des genres, aux dépens de toutes les autres formes littéraires : récit, nouvelle, roman, pamphlet, fable, autobiographie, comptines, chanson, poésie...et finalement comme si le conte était la seule manière que les adultes auraient de s'exprimer pour communiquer aux enfants ce qu'ils auraient à leur dire.

          Comme si ce ne pouvait être que par métaphores, par allusions voilées, par symboliques plus ou moins bien assimilées et retranscrites... celles dont le conte abonde, qu'un individu, lecteur ou auditeur, pourrait arriver à prendre conscience de lui-même, puis de lui-même dans son milieu de vie, puis de ce milieu de vie parmi les divers autres milieux de vie d'une société et d'une socialisation historiquement donnée, et non plus par de plus larges et diverses qualités de confrontations possibles, à la suite de rencontres multiples, directes ou indirectes que cet individu trouverait l'occasion de faire, confronté à toutes les diverses formes que nos expressions humaines, symboliques ou non symboliques, pourraient prendre, selon toutes les catégories les plus étendues de reflets et de sublimations de l'acte de vivre en général et de chaque acte particulier de nos vies.

Mais je doute que cette utilisation outrancière du conte, à une époque donnée, comme une vogue incontestée, soit le seul fait du hasard. Plus que toute autre forme narrative, le conte est bâti autour d'une didactique structurale (constellation) omniprésente qui, elle, n'est, heureusement, pas forcément restrictive. C'est elle qui ordonnance, autour de la trajectoire principale, les motifs et les trajectoires dérivées, les configurations, les caractères porteurs de symboles puis la manière, le ton, les dits et les non-dits.... Au fond, il est l'outil rêvé d'un structuralisme latent (forme autoritaire s'il en est).

         Je dis que ce n'est pas un hasard puisqu'il a fallu attendre, les années 60, pour qu'apparaissent, sociologiquement, dans l'attitude adoptée envers les enfants en général, sur les plans pédagogique et littéraire, philosophique, idéologique et politique, des courants contre culturels rejetant cet autoritarisme véhiculé par le conte et basé sur un principe de séduction de type machiste.

         Fort heureusement, toute didactique n'est pas forcément conditionnante. Certaines didactiques modernes sont même, depuis les années 60, culturellement anti-classiques et anti-autoritaires pour ne pas dire permissives et de conscientisation. Certains contes écrits ou ré-écrits au cours de ces années-là, se basent, comme "La fugue de Petit Poucet" de Michel Tournier, sur le renversement des valeurs couramment admises, processus que  l'auteur définit lui-même comme étant celui de la perversité. Processus que l'on retrouve également avec plus de brio comique dans les contes de Pierre Gripari, sur une didactique aussi insolemment perverse ou encore chez Philippe Dumas et Boris Moissard dans "Contes à l'envers" à partir du même contre-pied anticonformiste…

Toutefois, le parti pris didactique oppositionnel ne peut être considéré automatiquement comme "le" véhicule exclusif qui sauverait le lecteur de se laisser induire, endiguer pour se perdre en séduction. Il peut même être mis au service d'idées encore plus conformistes que celles qu'il tourne en dérision. Voir, pour l'exemple, l'analyse critique que Germaine Finifter fit de " Histoire de Prince Pipo, de Pipo le cheval, de sa fiancée Popie…"livre que Pierre Gripari écrivit à ma demande expresse : "un conte des contes en abîme, qui aurait été inspiré à un auteur en panne d'inspiration".     

           J'ai adopté moi-même, dans les années 60, en réaction contre ces didactiques de séduction abusives, des positions conceptuelles précises pour encourager la production de pièces de théâtre et de livres (écrits et illustrés par des artistes contemporains) pour enfants. Ces différentes productions s'inspiraient des méthodes d'éducation actives, de visées émancipatrices et de conscientisation. Les réécritures du "Le Petit Pouce"et de "Pierre l'ébouriffé", que j'écrivis, proposaient des moralités et des procédés narratifs directement calqués sur la théorie de distanciation de Bertold Brecht.

Dans "le Petit Poucet", particulièrement, je souhaitais que le lecteur trop jeune soit rebuté par le préambule idéologique expliquant les raisons de l'aliénation du père, et, ensuite, pour ceux qui auraient franchi cet obstacle handicap, qu'ils puissent faire la part des choses entre la réalité et la fiction, entre les "contes de fées" et "les comptes de faits".

Toujours dans le but d'inciter le lecteur, pour échapper à la dialectique de séduction, à s'affranchir, je donnais la parole aux six frères du petit Poucet, et en leur permettant de se voir de haut, je les rendais conscients de l'impuissance familiale à se tirer de la misère et de la conjuration des forces religieuses, politiques et sociales opprimant leur père et leur famille. Je voulais permettre aux jeunes lecteurs de s'identifier aux enfants perdus du conte, pour qu'ils puissent aussi se voir de haut comme les protagonistes et qu'ils se rendent compte de leur investissement dans les entrelacs de l'intrigue. Quel que soit le résultat et sans présumer de ma réussite, ma volonté était d'inciter les lecteurs à penser qu'ils pouvaient se dégager, tout en y ayant pris du plaisir, des emprises de la lecture



23/04/2007

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