RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

RUY-VIDAL CONCEPTEUR D'ÉDITION

1972 : CONTEXTES ET PRÉMISSES DE L'AFFAIRE DOLTO-RUY-VIDAL

   1972 : CONTEXTES ET PRÉMISSES DE L'AFFAIRE DOLTO-RUY-VIDAL

      L'affaire Dolto/Ruy-Vidal se situe au cours du quatrième trimestre de l'année 1972 et se referme en apparence après la table ronde organisée par Michel Polac, directeur du Journal littéraire Post-Scriptum, fin  mars 1973. Je dis bien en apparence car les théories proférées par Françoise Dolto à l'encontre des productions Harlin Quist/Ruy-Vidal furent hélas immédiatement adoptées par la plupart des prescripteurs-trices, (éditeurs traditionnels de productions pour la jeunesse dérangés dans leur train-train rassurant ; bibliothécaires frileuses craignant des interventions éventuelles des parents contre les livres qu'elles pouvaient recommander ; enseignants hésitants...) et donnèrent lieu, parce qu'elles furent copieusement respectées, à des rebondissements économiques et moraux lourds de conséquences pour ma réputation et pour mon travail.

    Effectivement, après un semblant de conclusion et d'apaisement en fin du premier trimestre 1973, les théories radicales de Françoise Dolto sur le danger des images se répercutèrent dans toutes les associations et institutions, publiques et privées, en charge de promouvoir la lecture. Elles se répercutent d'ailleurs encore de nos jours puisque, prises à la lettre et adoptées sans conteste, elles sont appliquées comme une sorte de garantie d'assurance, en mesure de précaution et de prévention contre la nocivité des images. Hélas, ces théories simplistes sont le plus souvent gobées comme des règles impératives strictement justifiées donc respectables, dispensant d'inciter souvent ceux et celles qui étaient en mesure de les appliquer à mener, avec discernement, une réflexion plus approfondie sur la lecture des images. On peut regretter ainsi que ces théories outrancières, adoptées sans nuances, ni éclairage contextuel, aient parfois servi de base à l'instruction et à la formation des bibliothécaires des sections jeunesse de "La Joie par les livres", organisme peu enclin à prendre des risques en matière de novation psychopédagogique et qui s'est toujours plutôt caractérisé par un conservatisme que je qualifierait d'infantile.

    De la même manière, on peut déplorer qu'elles aient pu, frappées de l'estampille de Françoise Dolto, par facilité, paresse et négligence, servir d'informations primordiales à la plupart des prescripteurs (trices) intéressés ou concernés par ce que la perception des images, leurs différents types, styles et langages, leur subtilité de lecture...étaient susceptibles d'apporter aux enfants.
     Le moins qu'on puisse dire est que sur le plan précis de ce que j'ai appelé la lecture graphique, pour ce qui est de ses impacts en rapport et en corrélation avec la lecture littéraire, est que Françoise Dolto, accréditée selon ses titres en pédopsychiatrie et en psychanalyse où ses compétences ne sont pas à mettre en doute, est plutôt une profane qui présume et parle de ce qu'elle ne pratique pas. En foi de quoi je m'autorise à penser qu'elle n'est pas, sur ce terrain-là, même si ses adeptes ont tendance à en faire une pythie, spécialement la plus et la mieux accréditée pour légiférer et faire école.
    Et il faut bien admettre que son ascendant a été et reste encore sans faille dans les rangs de ses convertis et de ses adeptes. Adeptes recouvrant plusieurs générations et que, selon les statistiques de vente de ses livres, l'on peut évaluer, pour ces trente dernières années, à plusieurs centaines de milliers de personnes qui la lisent et observent ses préceptes.Un lectorat et des retransmetteurs-trices fidèles de manière inconditionnelle qui par admiration ou par fanatisme béat, légitimement ou pas, adoptent toujours comme, parole d'évangile, la moindre des théories de la grande psychanalyste, aussi outrées, contingentes, inexactes ou radicales qu'elles puissent avoir été et qu'elles puissent paraître aujourd'hui.
    Plus de trente ans après les faits, pour tenter de redonner au dossier Dolto/Ruy-Vidal, l'objectivité qui s'impose, il m'a semblé intéressant de replacer tous les éléments de l'affaire dont je disposais, dans l'actualité de leur époque, selon, cela va sans dire, mon point de vue de témoin engagé et accusé donc de parti pris, en les articulant sur trois articles consignés dans ce blog et mis à disposition des étudiants qui m'ont sollicité et que je remercie.
    Trois volets qui ne prétendent pas être exhaustifs  mais où, faisant taire ma rancœur, après toutes ces années, je me suis efforcé d'être objectif puisque mon intention, éminemment pédagogique, a toujours été d'encourager, ceux que la lecture graphique pourrait intéresser, à poursuivre plus avant, bien au-delà de mon propre témoignage, une réflexion sérieuse, argumentée et dépassionnée.
      Les éléments succincts des trois volets de ce dossier, n'ont toutefois pour but que d'amorcer le fond du débat sans avoir la prétention de le traiter. Et, les choses ayant copieusement changé depuis 1972, j'aurais même tendance à penser que ce qui m'est arrivé ne pourrait plus survenir aujourd'hui de la même manière et pour les mêmes raisons.                C'est pourquoi, en vue d'actualiser et d'élargir le sujet, j'inciterais chacune des personnes intéressées par la question à mener sa propre enquête et sa propre réflexion.

       Le sujet du "danger des images adultes proposées trop précocement aux enfants" est et restera un sujet d'actualité qui mérite d'être reconsidérer, régulièrement, quelle que soit l'époque, en fonction des évolutions de nos mœurs. Effectivement, de génération en génération, à chaque époque historico-sociale donnée de notre civilisation, en fonction des changements survenus délibérément acceptés ou qui, par la force des choses, se sont imposés, apparaissent, pour régir les rapports adultes-enfants, des impératifs, (licences, interdits, tabous...) qui ne sont plus ceux qui régissaient les rapports des générations passées. Ces reconsidérations de mœurs et coutumes qui s'imposent implicitement, sournoisement parfois, que notre société civique dans son ensemble ne peut pas faire autrement que de s'accorder, s'ajoutent à toutes celles que, par ailleurs, cette société choisit délibérément, juridiquement, d'adopter pour prendre en compte l'évolution des conceptions, théories, méthodes et comportements pédagogiques plébiscités officiellement pour mieux assurer l'éducation des enfants.

    Pour les concepteurs-créateurs-producteurs de productions à l'intention des enfants et de la jeunesse, ce sujet restera toujours une sorte de terrain d'exploration et d'imagination, terrain miné parfois, trop mal ou trop rigoureusement déterminé, qui les incite plus souvent à l'observance de règles strictes de précautions radicales restrictives ou alors au doute et à une interrogation perpétuellement remise en question en fonction de l'évolution des mœurs et des modes opératoires que les adultes peuvent adopter pour considérer les enfants. Pour ces spécialistes responsables des productions pour la jeunesse, la spéculation essentielle reste "Jusqu'où peut-on aller trop loin avec les enfants pour les aider à comprendre qui nous sommes et dans quel monde nous vivons? "

       Ceci est une question de base. A partir de laquelle s'organisent chaque fois des remises en perspectives diverses dont le but est de satisfaire aux dictatures de la nouveauté, de déterminer les limites du parler vrai, de ne pas blesser la sensibilité, de ne pas choquer la délicatesse et le bon goût... etc

        En 1972, s'il était fortement déjà question de définir les droits des enfants, ces droits n'avaient pas encore été, par le détail, prescrits et mis partout en application. Pourtant nous savions que les enfants étaient, de par le monde, exploités, violés, niés dans leur dignité de personne et nous aspirions pour eux à un respect inconditionnel de leur fragilité et du besoin qu'ils avaient de notre secours. Le moment n'était pas propice, les media d'alerte n'avaient pas mobilisé suffisamment l'opinion : l'heure n'était pas encore venue...

        S'il ne me viendrait pas à l'idée de supposer que Françoise Dolto ait pu ne pas souscrire à un tel projet d'établissement et de consolidation du statut de l'enfant dans les diverses sociétés du monde, je doute qu'elle ait pensé à m'accorder les mêmes préoccupations et les mêmes objectifs. Il y allait de son intérêt et de sa volonté d'omnipotence : elle devait paraître seule, aux yeux de l'opinion publique, pour soigner et affermir sa notoriété, à défendre "la cause des enfants".

      Pourtant dans ce “landernau” que constitue le pré-carré-réservé des productions pour la jeunesse à explorer et à à exploiter, mes objectifs ont toujours été, au titre de concepteur-créateur-producteur, en tenant compte des licences, des interdits et autres tabous divers mais aussi et surtout en m'affranchissant des présupposés et des préjugés, périmés parce que datés d'une autre époque et d'une conception moralisante réductrice, de défendre ces droits des enfants en les incitant à développer leurs facultés de contrôle réflexif, à être plus vigilants, à mieux déceler et percevoir les pièges que lui tendait notre société libérale de consommation et dans lesquels, par ignorance ou par inconscience, ils pourraient tomber. 

     Pour être réactualisé, le sujet implique que les trois volets de ce Dossier Dolto/Ruy-Vidal soit élargi enrichi et complété par des réflexions d'aujourd'hui. A supposer que des personnes soient sensibilisées par ce sujet, les recherches à mener devraient commencer par une analyse des productions de l'époque, à celles qui ont eu cours et se sont imposées depuis, aussi bien qu'à celles contemporaines qui ont été publiées récemment. Qu'elles se rassurent toutefois car depuis, même si les productions sont nombreuses, les psychologues, dans leur ensemble, ne s'insurgent plus mais se contentent de constater et de commenter.

       Et parmi les personnes qui font l'opinion, – probablement aussi parce que tant de fois sollicitée cette opinion est maintenant blasée!– peu d'entre elles en fait se sont suffisamment investies pour entonner, comme Françoise Dolto avait pu le faire en 1972, des anathèmes apocalyptiques en prédisant complaisamment le pire.

      Et parmi les productions des trente dernières années, dont les plus populaires n'exploitent plutôt que des filons (au premier titre celui des droits de l'enfant) rares sont celles qui recèlent et dénotent un caractère tranchant qui pourrait s'apparenter à ce que fut, à ce qu'on m'en a dit et qu'on me répète encore, l'apparente brutalité d'un parti-pris nouveau de considération pédagogique des enfants. Rares ont été à travers nos diverses époques culturelles, et rares sont encore, à mon avis, quelles aient été conçues pour enfants ou pour adultes, les œuvres artistiques ou littéraires qui ont cette faculté de s'émanciper des courants habituels d'expression et qui choisissent, témérairement – cela va sans dire – sur le plan économique et sur le plan moral, le point de vue catégorique de rupture de ton avec le conformisme conventionnel habituel à un point tel qu'elles peuvent paraître agressives, anticonformistes, antinaturelles et mêmes dangereuses.

       Plaidant en ma faveur et assumant mon époque : celle de la lente contestation qui, depuis le début des années cinquante, couvait en moi comme en tous ceux de ma génération de "jeunes hommes en colère" et qui n'explosa qu'en et par nos enfants de la génération suivante, en mai 68, endossant la part de révolte que j'y pris et celle dont, à mon insu, le contexte de l'époque me chargea, je maintiens n'avoir agi qu'en conscience et pour servir les enfants. Je renvoie donc toute personne susceptible de vouloir éclairer et en-largir le sujet vers les précieux "fonds de nostalgie" toujours assez difficilement accessibles dans les archives et réserves des bibliothèques spécialisées jeunesse et aux sources des réflexions qu'ont menées quelques chercheurs qui se sont intéressés au sujet ou qui s'y intéressent encore tels : Marc Soriano, Denise Escarpit, Janine Despinette, Jean Perrot, Annie Renonciat (dans le département des Sciences des Textes et Documents à l'Université de Jussieu), Michéle Piquard, Isabelle Nières, Bernadette Gromer...) plus facilement disponibles aussi bien au CRILJ qu'au CIELJ ou à L'HEURE JOYEUSE par exemple.
      En raison d'impératifs, prescrits par le blog que j'ai adopté, et en fonction de la longueur de ma réflexion, les lecteurs auront à se reporter aux articles 19, 20 et 21 correspondants aux trois volets suivants :
       1. Premier volet : Les années 70. Les contextes de l'époque en matière d'édition pour la jeunesse et le questionnement personnel qui me préoccupait : La psychanalyse pouvait-elle apporter aux concepteurs, auteurs, illustrateurs et chargés d'édition, des idées, des indications, un éclairage, une orientation pour les guider à mieux servir le media “littérature illustrée pour la jeunesse” et par-là même "la cause des enfants" ?...
       2. Deuxième volet : L'article de L'express dans lequel Françoise Dolto s'exprime magistralement en refusant toutes possibilités d'opposition et de remise en perspective de ses affirmations. Cet article est suivi de quelques témoignages de personnes concernées par le livre pour enfant et sensibilisées à l'expression artistique des adultes à l'intention des enfants.

       3. Troisième volet :  La Table ronde de Post Scriptum organisée par Roger Bocquié et Monique Bermond. Post Scriptum était le journal dirigé par Michel Polac, commanditaire d'une rencontre, autour de Françoise Dolto, des principales personnalités du monde de l'édition pour enfants en vue de l'obliger à préciser ses assertions sur le danger des images. Rencontre capitale d'où, par décision ultimatum de Françoise Dolto, je fus exclu, mais au cours de laquelle la psychanalyste avouera qu'elle n'a pas lu les textes des livres que je lui avais envoyés.

 

  1. ARTICLE 19  : LES ANNEES 70

       Lecteur assidu et passionné de littérature, j'ai toujours été attentif à tout ce qui, sur le plan international, élargissait mes horizons d'attente. Depuis mon adolescence, la lecture étant pour moi un plaisir d'accéder au savoir, à la découverte des différents aspects du monde et de ses civilisations, à la réflexion et aux connaissances, mes goûts me portaient donc vers des ouvrages sérieux plutôt que vers des œuvres de pur divertissement.

       C'est ainsi qu'au lieu de choisir, comme la plupart de mes camarades, des livres valorisant des actions d'éclat où l'héroïsme et l'aventure tenaient la première place, je me portais toujours vers des romans, des essais et des pièces de théâtre où la part humaine, politique et socio-psychologique, était la plus importante. Le Rouge et le Noir de Stendhal reste mon livre préféré.

       Je veux dire par là que j'allais spontanément, même si elles étaient difficiles à appréhender, vers des œuvres enrichissantes, nourries de la réflexion, de l'imagination et de l'expérience, de la culture en somme des auteurs, forcément empreintes de leur vécu, c'est à dire d'histoire, de politique, de sociologie et de philosophie. 
       Je peux donc dire, en conséquence, que mes auteurs préférés, ceux dont je m'efforçais, livre après livre, de connaître sous les différents aspects, l'œuvre entière, n'étaient généralement pas des romanciers d'évasion. Je dois avouer qu'ils faisaient même partie de ces auteurs plutôt difficiles, ceux, qu'à tort, le grand public trouve généralement trop sérieux donc ennuyeux, ceux qui entrent dans cette catégorie, assez rébarbative pour plus d'un d'entre nous, des romanciers intellectuels essayistes socio-culturellement engagés.
      La littérature que je prisais à cette époque, et que je prise encore aujourd'hui, m'orientait donc, vers des œuvres où la réalité historico-sociale n'était pas escamotée et vers celles qui préférençaient, sans tomber toutefois dans le piège d'une littérature sentimentale, l'étude de mœurs, des sentiments et des passions humaines. On ne pouvait parler selon moi de littérature qu'à condition que je puisse trouver, en cours de lecture, par l'intermédiaire des personnages et des situations dans lesquelles ils se débattaient, une étude de caractères, des analyses et des extrapolations de motivations ou de pulsions : des fondements et des raisons psychologiques éclairant les secrets de nos vies.
       Et je ne trouvais pas non plus mon content de satisfaction si dans ces oeuvres choisies, les contextes, inhérents à toute littérature digne de ce nom, n'étaient pas "chargés" dans leur trame même, aussi intemporellement sublimés qu'ils puissent l'être parfois, par l'équation singulière des auteurs et par ce qui les incitait à s'exprimer : leur foi, leurs convictions et la philosophie politique et social qui les animait.
        Dans ma "lecturothèque", celle qui, en reflet de mes aspirations, a composé, depuis mon adolescence, au fil du temps,  mon panthéon culturel, entraient des livres classiques que beaucoup d'entre nous peuvent se flatter d'avoir lu et de vénérer puisqu'ils sont inscrits généralement au patrimoine de notre civilisation Nord-Occidentale. Y figurent, bien entendu, Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï et Pouchkine, Cervantes, Calderon de la barca et Tirso de Molina, Faulkner, Steinbeck, Salinger et James, surtout James, Shakespeare, Dickens, Pirandello, Moravia... aussi bien que nos grands auteurs français : Rabelais, Descartes, Voltaire, Rousseau, Flaubert, Balzac, Zola, Stendhal, Claudel, Péguy...
      Rétrospectivement, il me semble normal aujourd'hui de penser que c'est par goût personnel d'abord, puis par vocation pédagogique et professionnalisme ensuite, au service de l'éducation des enfants, que j'aie pu être incité à me sentir, timidement, concerné par la psychanalyse puisque il me semblait qu'elle faisait partie d'un ensemble de considérations et de méthodes susceptibles d'exercer une influence sur l'esprit des individus, donc sur leur comportement, et qu'en conséquence elle pouvait relever aussi, des sciences humaines d'abord et, a posteriori, de l'éducation mais sans avoir aucune idée de son éventuelle mise en application possible...
      En classe de philosophie, avec une certaine émotion, notre professeur nous la présentait pourtant comme une neuroscience subtile, ne pouvant être exercée, (pratiquée étant le mot plus adéquat) que par une sorte de mage, gourou ou de "docteur Mabuse", doué de prescience et pratiquant une sorte de charme hypnotique, entre les mains desquelles, comme une marionnette, le patient aurait à faire abandon de ses propres "gouvernes". Jean-Paul Sartre que je révérais à cette époque, qui refusait d'accorder de l'importance à la notion d'inconscient, m'avait plutôt incité à me méfier de cette survalorisation des arcanes de notre esprit. Plus rationnellement et plus positivement par contre, il préférait, lui, s'attarder sur les diverses parts de ces arcanes en attirant notre attention sur nos diverses facultés de percevoir et sur la manière dont nous nous en servions. Sartre, dans L'imaginaire en particulier, attribuait à deux de ces facultés parmi les autres : notre mémoire et notre conscience, un rôle pluriel et des connections interactives. Rejoignant d'une certaine manière le "Connais-toi toi même" de Socrate, son analyse encourageante était une dynamique qui utilisant nos diverses mémoires et consciences, témoignait en faveur de l'effort indispensable que chacun de nous devait assumer pour lui permettre d'accéder à sa propre volonté de lucidité.
    En fonction de ce rationalisme positiviste, la cure psychanalytique elle-même, extrêmement délicate étant donné qu'elle prétendait intervenir sur les fondements insondables au premier degré de notre personnalité-- Le théâtre de Pirandello, la folie de son épouse, ses expériences douloureusement vécues, avaient constitué pour moi, au moment déterminant de ma fin d'adolescence, une excellente introduction --, me paraissait dangereuse puisqu'elle s'appliquait aussi bien à notre raison qu'à nos refoulements, à notre volonté de comprendre qu'à notre désir de travestir les vérités dérangeantes, à notre lucidité qu'à notre folie potentielle, à notre être et à notre paraître... Mais elle n'en gardait pas moins ses attraits. D'autant plus qu'elle était toujours présentée comme "la science des profondeurs", comportant et impliquant ainsi, pour chaque individu, un véritable enjeu, un challenge entre soi et soi, pour chaque individu susceptible et désireux d'arriver au meilleur de lui-même.

       Un enjeu qui sous entendait et supposait qu'après un véritable combat contre ses forces obscures, un conflit entre ce qu'il croit qu'il est et son moi profond, après des efforts sur soi-même et contre soi-même, cet individu remporterait en prime, au moment d'un dénouement de nature presque mystérieux, une victoire qui pouvait s'apparenter à celles qu'un "possédé" remportait, avec l'aide des pouvoirs surnaturels, sur les forces du mal.
        Se situant entre romantisme et fanatisme, science et charlatanisme, teintée d'hypnose et de subjugation, en appelant à la magie des mots oubliés, invoquant un retour à l'enfance et un recours aux souvenirs enfouis, susceptible d'apporter au patient, par la révélation des trois notions de "préconscient", de "conscient" et "d'inconscient" l'idée de l'existence possible, en chaque individu, dans un tiroir secret, de cette part plus sombre de son âme, celle de ses refoulements : ce mystérieux subconscient... elle détenait tous les atouts pour intriguer les jeunes générations d'immédiate après guerre, soucieuses de ne pas être reconduites à vivre et à reproduire les hérésies et les aliénations parentales dont elles avaient eu à souffrir. "Être plus et mieux conscient pour pouvoir mieux s'engager", était le credo de ces générations qui espéraient ainsi pouvoir, fusse-t-il par absorption d'une potion magique ou par la captation d'une révélation venue d'outre terre, emprunter d'autres voies plus épanouissantes.
    Dans la confusion de l'immédiate après-guerre, cette thérapie novatrice qui préconisait d'utiliser des mots pour nommer et exorciser des maux intérieurs refoulés, en vue d'une plus grande lucidité, d'un mieux-être et d'un mieux-vivre, me semblait assez incroyable tout en étant surprenante et, intellectuellement, du plus grand intérêt. J'avais été moi-même traumatisé par la guerre et pensais que chacun de nous, comme moi et autant que moi, méritait qu'on s'intéresse à ce qu'il avait tragiquement vécu et pu enfouir, sans en avoir conscience, dans l'arrière fond et le tréfonds de sa conscience, et sans avoir pu présumer des tares et séquelles, qu'en conséquences indirectes, cet oubli, non apparent et non pris en compte, occasionnerait.
     Cependant, pour autant que j'en puisse en juger, dans l'esprit de la plupart de ceux qui eurent comme moi vingt ans dans les années cinquante, aussi bien que dans celui de mes contemporains, je pense que nous avions plutôt tendance, parce que profanes, mal initiés et plutôt réticents, à considérer cette nouvelle science avec suspicion et plutôt comme un engouement qui  avait sa cote dans les classes intellectuellement privilégiées, comme une mode plutôt que comme une nécessité, comme une affectation plutôt que comme une avancée scientifique et civique.   
     Tous mes auteurs contemporains vénérés de l'après guerre : Sartre, Camus, Beauvoir... m'avaient induit à adopter une défiance, toute rationaliste et cartésienne envers cette espèce particulière de psychologie des profondeurs qui, même si elle briguait d'aller au fond de l'âme, était interventionniste. Beauvoir prétendait préférer garder ses tares psychiques, les supporter et les revendiquer comme des emblèmes d'une singularité et vivre "malgré et avec" elles, plutôt que « d'en être amputée » (L'invitéeLes Mandarins...)
    Avant elle, Dostoïevski se méfiait déjà de la simple psychologie, en prétendant qu'elle était à double tranchant et qu'on n'expliquait finalement que soi-même en prétendant expliquer les autres...
     Wilhelm Fliess, célèbre ami inspirateur et collaborateur de la première heure de Sigmund Freud prétendait lui-même que "le liseur de pensée ne fait que lire chez les autres ses propres pensées"...
    Prosaïquement, pour ma part, en fonction du petit rôle d'accoucheur d'esprit que je pouvais avoir, dans ma classe, auprès de mes élèves, tout me portait en somme à me tenir à distance respectable, sans cesser d'y songer cependant, des effets, des causes et des perspectives que cette intervention pouvait apporter au genre humain en matière d'éducation. Je ne voyais de réellement intéressant dans cette découverte que ce combat qu'il impliquait, en chacun de nous, avec ou sans mentor, pour accéder à plus de conscience de soi et donc à plus de sagesse et plus de loyauté envers soi-même et envers autrui. Mais je me gardais bien d'y voir et surtout de préconiser, dans l'exercice de mon métier, ne serait-ce même qu'en esprit, une quelconque application pédagogique pratique.
    Par contre et en même temps, sur le plan personnel, je ne pouvais réprimer une vive curiosité pour le sujet puisque j'avais passé la plus grande partie de mon enfance, de 1935 à 1945, à être "un enfant perdu dans le dédale des passions funestes", à douter de la réalité des horreurs que les humains, en général et dans leur majorité, s'imposaient et nous imposaient... et à m'efforcer d'être "mieux" et "plus", constamment et complétement, conscient des réalités que j'avais à vivre, de mes responsabilités et des responsabilités de chacun et de nos marges de manœuvre.
     Quels que soient mes doutes, la psychanalyse me paraissait être une avancée importante dans la compréhension des secrets de la vie et des ressorts de fonctionnement de l'esprit humain. C'est en cela surtout qu'elle m'intéressait.
     Même si elle n'était pas la solution des solutions, elle restait une tentative d'explicitation des hiatus et des blocages auxquels, par la simple utilisation des capacités de notre esprit, nous étions confrontés aux aléas et aux pièges qui étaient semés sur nos chemins de vie. La promesse même d'une guérison possible par simple énonciation de mots stigmatisant des maux impalpables était suffisamment originale pour exciter mon désir de comprendre les autres, notre société et le monde dans ses orientations multiples, tel qu'il nous est souvent servi comme ne pouvant aller autrement.
    Je percevais dans cette double confrontation inexorable, à laquelle notre esprit était forcément astreint et contraint de faire face, en lui-même et à lui-même et aux autres et au monde, tous les pièges et aléas d'un destin humain. M'apparaissaient alors clairement, d'une part, le premier affrontement de chacun de nous à ses propres potentialités (ses affects) avec ce que cela implique de subtilité et d'ambiguïté et, d'autre part, le second, celui l'obligeant à se mesurer aux autres ( l'enfer selon Sartre) aussi bien qu'à toutes les réalités quotidiennes qu'il devait surmonter pour survivre ("the struggle for life").
    Un rappel de contexte s'impose pourtant : à cette époque, si la psychanalyse était considérée en psychiatrie, dans les capitales du monde et dans le cénacle des élites médicales, intellectuelles, gens de pouvoirs et des journalistes, comme une découverte estimable -- On parlait à peine à ce moment-là de média. --,  dont on devait tenir compte et dont les pratiques se généraliseraient et se vulgariseraient dans le temps, elle était encore suspectée de science approximative, pouvant être exercée par n'importe qui, sans diplômes attestant sa compétence et ses références, par la plus grande partie des idéologies dites populaires, celles qui font ou défont les notoriétés au nom d'une logique consensuelle majoritaire imparable.
    Interdite dans la plupart des pays communistes, elle était copieusement suspectée, au même instant, d'éveiller "bien inutilement" les consciences de la masse par tous les tenants des régimes des droites politiques autoritaires. Les objectifs de la psychanalyse et celui des totalitarismes ne faisaient pas bon ménage.
    Par ailleurs, pour des raisons totalement différentes, elle n'était  pas mieux considérée par le catholicisme doctrinal qui la considérait plutôt comme une concurrente païenne déloyale. La psychanalyse, prônant le retour sur soi comme une sorte de repentance et se flattant d'amener ses patients à une libération de conscience, cette libération se dispensant de toute référence à la puissance de pardon de Notre Très Saint Père des cieux, l'Eglise romaine se sentait légitimement en droit de l'accuser de lui voler sa clientèle et de ne voir dans la cure psychanalytique  qu'un vulgaire plagiat "paganiste" de la confession et, par elle, de la rémission des péchés. 
    L'Église avait de quoi se sentir frustrée de cette laïcisation de la confession et frustrée de toutes ces âmes pécheresses timorées et contrites que la psychanalyse lui soustrayait alors qu'elles auraient pu continuer à venir grossir le rang de ses fidèles pour se confier en espérant trouver leur paix et une voie de salut. Mêmes outils et mêmes objectifs : les mots qui nomment le péché et le mal dans l'anonymat du confessionnal ou dans la décontraction corporelle et mentale du divan en vue de la paix intérieure, de la sérénité, du mieux être et de l'approbation de soi pour dédommagement.
    A plusieurs reprises, à l'invite de certaines associations d'encouragement à la lecture ou de certains organismes publics de soutien au livre – certain séminaire de Marc Soriano à l'Institut des Hautes Études par exemple – et au cours de confrontations avec certains de mes collègues éditeurs pour débattre, en public, de sujets divers relatifs à l'édition, à la littérature, à la lecture des images... j'avais été contraint de subir les critiques réticentes et les commentaires peu amènes de ces confrères. L'École des Loisirs et Jean Fabre particulièrement faisant exception à la presque unanimité des autres.
    Nous ne partagions pas les mêmes points de vue sur ce que devaient et pouvaient être la littérature pour la jeunesse et les illustrations en particulier mais sans ostracisme de ma part et sans contrecarrer leurs options, j'acceptais d'être à leurs côtés pour souligner même l'intérêt que la diversité de nos points de vue pouvait offrir aux enfants dans leur épanouissement perceptif et conceptuel. Sans approuver ni désapprouver leurs options, j'estimais que mon rôle me commandait de défendre et de faire admettre d'autres conceptions de l'illustration, d'autres points de vue  sur la littérature et de m'en tenir à cela.
    Les préoccupations des jeunes parents et les mentalités de la société en général, pour ce qui concernait l'éducation des enfants, avaient évolué depuis 1952, date de mon premier poste d'instituteur. La tornade de mai 1968 avait imposé un changement dans les mœurs. Un changement qui inquiétait les directeurs de conscience et les élites religieuses, politiques et morales. La longue grève générale avait  mis à mal bien des idées reçues et ébranlé même la manière de considérer le respect que se devaient entre elles les générations aussi bien que le respect que chaque citoyen devait aux institutions.
    La contestation de la jeunesse et ses diverses revendications, ne pouvaient pas ne pas obliger les producteurs et prescripteurs des productions qu'ils lui destinaient à changer leur fusil d'épaule. Il leur fallait faire preuve d'imagination et avoir recours, en se servant des media audio et télévisuelles devenues surpuissantes, à d'autres stratégies que celles utilisées dans le passé. Il fallait que ces stratégies soient plus convaincantes, qu'elles s'adressent aux enfants dès le berceau de manière à ce que les esprits jeunes plus malléables acceptent, de plus en plus tôt, d'adhérer aux principes d'ordre et d'organisation de la société. 
    On assista donc, de la part de l'ensemble des responsables des productions, à la télévision, dans les maisons d'édition, du disque ou du cinéma, ainsi que des directeurs – directrices le plus souvent!– des services jeunesse en poste dans les media qui pouvaient les soutenir : toute l'intelligentsia culturelle et morale en somme de notre pays, à une véritable reprise en main de tous les moyens susceptibles de servir à  apaiser, sécuriser, canaliser et modeler cette jeunesse qui manquait de bases. Mais, soucieux de ses résultats, pour éviter d'être contesté et contrarié, cet appareil cultuel et culturel mobilisé préféra opter pour la séduction plus que pour le raisonnement. La reprise en main se devait, pour réussir, de ne pas être proposée ouvertement mais plutôt imposée sans qu'on la décèle, subrepticement, implicitement et tacitement comme un courant d'idées qui allait de soi.
    C'est à ce moment qu'on vit apparaître de plus en plus souvent, sur les deux puis trois chaînes de la télévision, en complément de l'émission populaire et merveilleusement symbolique de Claude Laydu : Nounours et le marchand de sable toute une série d'émissions des plus lénifiantes, destinées aux "petits Français moyens" – dixit Jacqueline Joubert directrice des émissions pour la jeunesse sur l'A 2 – valorisant des contes spécialement choisis pour rassurer et pour aider les jeunes enfants à s'endormir. Si la poignée d'étoiles lancée dans le ciel par le magicien-marchand de sable et si son "bonsoir les petits" était prononcé avec tendresse par le comédien qui avait interprété le protagoniste principal du film Sous le soleil de Satan d'après le livre de Georges Bernanos, ce qui fut produit et diffusé par la suite, dans le prolongement de ce courant sécuritaire, me sembla plus conformiste, plus didactique et plus navrant. J'y vis de l'endoctrinement. C'est-à-dire une méthode anti-pédagogique de procéder à l'éducation des enfants... Finalement, ce fut un autre comédien, qui vint peu avant le vingt heures, chaque soir, présenter un de ces contes soporifiques destinés à encourager les enfants à aller au lit... Des contes bâtis sur un canevas-type, d'uniformisation si on peut le dire ainsi, qui représentaient, pour moi, le comble de plus affligeant du conventionnalisme pédagogique. Ce comédien, Robert Beauvais, s'était incarné du mieux qu'il pouvait dans un personnage donnant toute confiance aux enfants puisqu'il ressemblait à un grand-père-gâteaux vieillissant et qu'il avait pris une dénomination de rigueur en se faisant  appeler : Le Père Dodo.
    
Devant tant de cohésion dans la connivence directive d'éducation de masse, pratiquée aussi catégoriquement mais implicitement sous l'apparence du pur divertissement, en dehors du cadre scolaire, il me sembla que l'on canalisait les forces de création pour les banaliser et qu'on les limitait délibérément, d'une main forte et ferme même si elle ne le paraissait pas, pour ne viser qu'un seul objectif soporifique anesthésiant – d'endoctrinement je le répète –, plutôt que tous ceux d'incitation à la lucidité et à l'esprit critique, à la stimulation de l'imaginaire, à la curiosité et à la clairvoyance…qui auraient dû préoccuper les instances intellectuelles de notre pays.
    Par contre, certains de ces éditeurs s'estimant contestés par mes points de vue – Les Editeurs de la maison Bias iront jusqu'à prétendre que les illustrations de mes livres trop modernes et trop contemporaines étaient un conditionnement propre à inciter les enfants à mieux ingérer les messages publicitaires – je fus souvent pris à partie par des supporters de telles ou telles diverses tendances d'édition banalisées, conformément et communément admises, présents dans le public et exposé de fait, en conséquence donc, à devoir me justifier c'est-à- dire à disculper mes auteurs et mes illustrateurs aussi bien que mes partis pris d'édition.

    Dans ce lot de confrères antagonistes, le plus assidu des opposants, habile à manier la fourberie amicale, le plus friand d'interprétations cachées ou sous-jacentes, d'allusions perverses ou égrillardes était sans nul doute celui qui n'avait rien à craindre de mes productions puisqu'il avait été intronisé par son père, Paul Faucher, et avait hérité de sa merveilleuse collection, conçue et créée en ateliers pédagogiques par des groupes de créateurs : Les Albums du Père Castor. Je veux parler de François Faucher bien entendu.
   Ainsi, je me souviens particulièrement d'une journée que nous passâmes à Bordeaux à l'invitation de Robert et Denise Escarpit, en présence de Marc Soriano, où François Faucher, s'étant saisi d'un livre que j'avais publié, franchement et méchamment rigolard, semblait se régaler, à dénigrer les illustrations réalisées par Patrick Couratin pour son Monsieur l'oiseau. Dès le titre on était déjà dans l'irresponsabilité de ne pas avoir su prévoir les réactions du public et des enfants, puisqu'il renvoyait, selon lui, immanquablement, pour chacun de nous, au pénis et à ce nom de "petit oiseau" qu'on donne généralement à l'appendice de tous les garçons. Ne s'en tenant pas qu'au titre mais ne se donnant pas la peine de voir rien d'autre dans ce livre que le parti pris de dénigrement qu'il pouvait en tirer, tout lui paraissait bon pour ridiculiser, du coquin jusqu'au plus graveleux, la démarche de l'auteur illustrateur et pour m'accuser, moi l'éditeur, de n'avoir pas su déceler ce qui se cachait derrière les images. Se livrant donc à une véritable analyse de dépréciation, tout y passait depuis le chapeau que brigue cet oiseau prétentieux... l'arbre ou les nuages sur lesquels il va se retirer... jusqu'au moindre paysage de survol proposé pour relativiser les réactions de coexistence entre l'individu et le groupe auquel il appartient et l'inter-considération de ces deux entités... Tout, selon François Faucher, aussi bien en texte qu'en images était tendancieux dans ce livre.
    Jalousie, incapacité à susciter une telle catégorie de livres et une telle qualité d'images, l'ensemble ayant été conçu, écrit et dessiné admirablement au crayon gris par Patrick Couratin – qui obtint, pour ce premier livre, le Prix Graphique créé spécialement pour ce livre par Janine et Jean-Marie Despinette à Loisirs Jeunes –, tout, en somme, était, pour François Faucher, prétexte à démontage et dénigrement rigolard réducteur, selon le principe d' une interprétation psychanalytique à deux sous. A cette époque-là, la charge étant trop partialement démesurée, je me contentai de penser que toutes ces allusions outrées, dans leur excès, si catégoriquement  libidineuses et désobligeantes, trahissaient en fait plutôt les projections du tempérament égrillard de François Faucher que ce que je savais des intentions de Patrick Couratin et ce que, comme moi, tant d'autres admirateurs, avaient lu et vu dans ces images sublimées qu'il nous avait offertes.

     En cela, sur cette question de la sublimation des images, on approchait peut-être vraiment du véritable sujet qui nous préoccupait. Que ce soit en mots ou en illustrations, l’auteur et l’artiste subliment ce qu’il disent. A ceux qui ne croient pas en l’expression artistique de médire en suite, en ne s’arrêtant qu’au premier degré des choses...
    Quoi qu'il en soit, aussi pénible que cette lecture interprétative dévalorisante faite en public par François Faucher fut pour moi, elle restait instructive et indicative de la manière dont on pouvait, au prétexte de protéger les enfants, s’égarer en imaginant toutes sortes de pièges et de poisons intentionnellement ou inconsciemment cachés derrière ce qu’on leur offrait. En tout cas elle me servit de leçon.

          Mais pas dans le sens où François Faucher le souhaitait... Car deux choses s'imposèrent à moi : d'une part que je ne pourrais jamais échapper, c’était inévitable, à ce genre de lectures interprétatives sauvages faites par n’importe qui et pour n’importe quelles raisons d’animosité, des ouvrages que je publierais tandis que, d’autre part, je devrais rester fermement à la barre de mes responsabilités de coordinateur des livres en cours, en réfutant, comme scories, toutes les projections dévalorisantes que pourraient  vouloir m’imposer en a priori, de bonne ou de mauvaise foi, des appréciateurs-trices extérieures aux projets en cours – psychologues ou psychanalystes ou spécialistes en prescription pour la jeunesse, plus ou moins objectifs et compétents, amis et amies conseillers, représentants de la distribution, libraires, bibliothécaires... –, qui ne faisaient pas partie intime de ces cellules de créations vulnérables que pour chaque album il me faudrait constituer afin que l’œuvre ait son homogénéité et son unité authentique.
     Par généralisation, toute création me paraissait susceptible, particulièrement lorsqu'elle était de caractère  artistique, d'être au petit bonheur la chance soumise, comme une bouteille à la mer, aux interprétations et aux évaluations diverses et variées des appréciateurs-trices auxquelles elle serait confrontée... Les jugements que quiconque pouvait porter faisait partie, puisqu’il s’agissait aussi de commerce, de la règle du jeu.  Le hic étant, qu’en matière des productions pour la jeunesse, les avis émis n’étaient pas induits par les consommateurs eux-mêmes mais par ceux et celles qui en avaient la charge morale... Ceux des parents de manière directe et libre qui ne pouvaient être contestés car il s’agissait de leurs droits et de leurs choix, et ceux que pouvaient émettre, selon des évaluations plus ou moins bien fondées en fonction de leurs compétences psychopédagogiques et de leur formation à la littérature pour la jeunesse, les bibliothécaires, prescripteurs-trices accrédités-ées responsables de la présentation des livres aux enfants dans les bibliothèques...

     Quoi qu'il en soit, le résultat de ces évaluations et de ces avis, souvent décidés en comité d'action, dépendaient toujours en fin de compte de la liberté de choix de chacune de ses personnes, de leur libre arbitre et de leur niveau de culture. Chaque livre étant apprécié pour ce qu'il donnait  à penser à Pierre, à Paul ou à Justine... en fonction de leurs critères personnels, parfois de leur éducation et de leur parcours individuel avec pour sanction et décision finale : celle d’opter ou non pour présenter le livre aux enfants afin d’aborder ou non avec eux les problèmes qu’éventuellement ce livre pouvait susciter...
    La difficulté étant naturellement, ce fossé qui existe entre les créateurs d’une part et, pour apprécier leurs créations, la grande diversité des récipiendaires responsables à divers titres des sélections et des choix. A l’évidence, les initiateurs-créateurs qui constituent cette cellule qui regroupe les auteurs, les illustrateurs et l'éditeur investi pour les publier, ne sont presque jamais en position de savoir prévoir comment les œuvres seront, une fois créées, après publication, interprétées... Ni comment, avant de les publier, à supposer qu'ils puissent avoir été préventivement informés, ils pourraient tenir compte de toutes les interprétations qu'après coup on pourrait faire de leurs intentions créatrices. 
    J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'en 1972, je pris connaissance de l'existence de Françoise Dolto par un article que Madeleine Chapsal, journaliste de l'Expressresponsable de la rubrique de littérature et de psychanalyse, fit paraître sur un livre de Françoise Dolto : Le cas DominiqueLa critique étant  élogieuse, traitant du cas d'un enfant qui perd, à la suite d'un traumatisme, le sens de l'orientation, elle attira mon attention. Je me précipitai sur le livre et de bout en bout, dès la première phrase, il combla mes attentes.
    Dans mon esprit, à cette époque de ma vie, la psychanalyse, plus de soixante ans après sa découverte et ses premières expérimentations, n'était en somme pas encore, considérée comme une science humaine ni comme une thérapie sérieuse et recommandable uniformément et inconditionnellement, sinon pour les nantis et oisifs privilégiés, pour les femmes revendiquant justement leur émancipation, ou pour des personnes, des cas psychiques graves ou des malades imaginaires ( ceux qui travaillaient du chapeau) qui, s'appesantissant sur leurs malheurs réels ou présumés, s'écoutaient trop sans être toutefois capable de s'entendre.
    Le petit protagoniste du livre de Françoise Dolto prénommé Dominique me renvoyait à une image que j'avais gardée de mon enfance : celle d'un enfant perdu. Il me troubla. Le cas de Dominique me troubla puisqu'il reflétait en quelque sorte une part de moi-même.
    Comme dans un "Maigret" ou comme Conan Doyle aurait pu le faire, au cours du développement de sa thèse, Françoise Dolto menait son investigation, son enquête et ses déductions d'une main de maîtresse femme. Par procuration, je revivais en Dominique, par un processus d'auto-analyse, ce qui m'avait menacé à la mort de ma mère : le désir de me perdre.
    Madeleine Chapsal, qui occupait alors un poste important dans le journal fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber, son ex mari, que dirigeait Françoise Giroud, par le biais de cette critique que lui avait inspiré le livre de Françoise Dolto, m'incitait à la rencontrer. Sous le coup de l'enthousiasme que j'éprouvais, estimant qu'elle était susceptible de comprendre les livres et les raisons qui m'avaient conduit à les publier, je m'enhardis au point de décider de lui faire parvenir, comme un attaché de presse aurait pu le faire, en vue d'obtenir un compte rendu dans son journal, tous les derniers livres parus dans notre maison d'édition. Le lot comprenait : Conte numéro1 d'Eugène Ionesco, Gertrude et la sirène de Richard Hugues, Ah! Ernesto de Marguerite Duras, Le Géranium sur la fenêtre d'Albert Cullum, Adieu Monsieur Poméranie de Gordon Sheppard, Les télémorphoses d'Alala de Guy Monréal ainsi que deux des livres que j'avais écrits moi-même : Pierre L'ébouriffé (adaptation hippie du classique allemand écrit en 1850 par le psychiatre Heinrich Hoffman) et enfin un conte-fable surréaliste le premier livre que j'avais écrit : Le voyage extravagant.
      Par pur scrupule, prétendit-elle, puisqu'elle n'avait jamais eu d'enfants et qu'elle ne s'intéressait pas vraiment à la littérature pour enfants, Madeleine Chapsal, me demanda alors, au cours d'un entretien très aimable, en fonction des compliments que je lui avais adressés sur sa critique du Cas Dominique, avant de pouvoir écrire son article, d'envoyer mes livres de sa part à Françoise Dolto avec qui elle était en bon rapport.
    Admiratif et respectueux de Françoise Dolto, n'imaginant pas dans quel bourbier je mettais les pieds, ne voyant aucune restriction majeure à répondre à la demande de la journaliste, je crus bon de faire ce qu'elle me demandait et fis parvenir à la psychanalyste, à son domicile, rue Saint Jacques, sans savoir alors qu'elle se considérait aussi comme une psychanalyste pour enfants et comme une pédopsychiatre, sept des livres que j'avais adressés à Madeleine Chapsal.
    Ma lettre, d'une dizaine de lignes, me semblait, comme je le croyais vraiment en l'écrivant, être ouverte à la critique et suffisamment engageante pour qu'elle ne se sente pas obligée d'être élogieuse. Il s'agissait presque, dans mon esprit, de l'inviter à ce qu'elle nous fournisse, si elle le jugeait bon, puisque tel avait été le désir de Madeleine Chapsal, un avis clinique, sur les textes et sur les images, qui aurait pu complémenter, en étayant ou en infirmant, l'avis d'analyse purement littéraire que la journaliste avait l'intention d'écrire.
    J'écrivis donc, à Françoise Dolto, sur mon papier à lettre de l'époque, ornée de la tête de petite fille à chevelure de branches de lilas dessinée par Nicole Claveloux, le 16 octobre 1972 :
    ..............
    Je souhaite qu'ils
 (les livres) vous intéressent.

    Je souhaiterais aussi qu'ils puissent devenir l'occasion de vous rencontrer.
    Pour un livre?... Peut-être!
    Pour un livre d'enfant?... Peut-être aussi!... Bien qu'il me semble que je sais d'avance ce que vous allez me dire.

    J'ai quelques idées là-dessus mais ce sont vos idées qui me paraîtraient les meilleures, à première vue, parce qu'elles ouvriraient certainement des portes qui ne se sont pas encore ouvertes.
    N'hésitez pas, je vous prie, de me donner aussi brièvement que vous le jugerez, vos impressions et vos remarques....

    Je souhaitais donc réellement avoir l'avis de la spécialiste qu'elle était et aurais même, au besoin, payé, s'il l'avait fallu, le prix de la consultation, pour l'avoir...

J'étais cependant en tout cas persuadé, au cas où elle désapprouverait tel ou tel des albums, qu'elle en ferait part à Madeleine Chapsal – C'est ce que cette dernière m'avait laissé entendre! – pour l'aider dans l'écriture de son article... Pourtant, je dus l'admettre bien plus tard, ce que je n'avais pas prévu et ne pouvais prévoir sur le moment, c'est que ces livres arrivaient entre les mains d'une spécialiste scrupuleusement précautionneuse des enfants, de sa fonction et de sa notoriété, auréolés et entachés du bruit que les milieux spécialisés de l'édition leur accordaient. Françoise Dolto se méprit sur mon désir d'obtenir son avis et présumant un peu trop du succès d'estime que ces livres avaient rencontrés internationalement elle prit donc pour de l'arrogance ce qui m'était dicté par un besoin réel de savoir si je ne me trompais pas. Je souhaitais vraiment qu'elle me guide éventuellement pour pouvoir, en tenant compte de ses observations et de ses expériences, réorienter mes conceptions en prévoyance des productions futures. 
    Je maintiens ceci : naïvement et stupidement, sans aucun machiavélisme, trop respectueux du journal L'Express, de son histoire, de son attitude courageuse pendant la guerre d'Algérie, de la direction de Françoise Giroud, de la qualité des articles écrits par  Madeleine Chapsal, de l'enthousiasme qu'avait suscité en moi la lecture du Cas Dominique... j'étais à cent lieues de pouvoir soupçonner que tous mes scrupules, tout ce respect que j'éprouvais pour Françoise Dolto et pour la littérature et les sciences humaines en général, toute ces déférences en somme, me seraient renvoyées dans la gorge comme si j'étais un malfrat, peu de temps après, à l'opposée de ce que Madeleine Chapsal et moi-même avions escompté, sous forme d'un article-interview mené par Janick Jossin, (une autre journaliste de l'Express agissant en sous-main de Madeleine Chapsal), de la célèbre doctoresse intitulé : "LITTÉRATURE ENFANTINE : Attention danger", un article d'une violence radicale extrême, propre à ruiner ma carrière et qui démolissait tout mon travail de recherche des sept dernières années.        
    Nous étions à la veille des fêtes de Noël, (L'Express du 11-17 décembre 1972), et cet article me laissa sans l'usage de mes jambes pendant plus de dix jours. Je peux même dire, plus de trente ans après, que je n'avais jamais été soumis, avant ce jour-là, à autant de cruauté mentale et d'inhumanité. Pour saper mon moral et mes convictions éditoriales, mon pire ennemi, -- à supposer que j'en ai eu un --, n'aurait pu m'envoyer en travers de la gueule, un cadeau aussi malignement castrateur et destructif.
    Si je peux jurer que je n'avais aucune intention préjudiciable envers quiconque (particulièrement des enfants) en publiant ces livres ; si je peux affirmer qu'en consentant à les faire parvenir et examiner par Françoise Dolto, pour qui je n'avais que respect et admiration, je ne faisais que me ranger à l'idée qu'ils puissent être l'objet, selon le vœu de Madeleine Chapsal, d'une critique littéraire étayée d'une perspective psychanalytique ; si je peux ajouter que ma seule vanité et mon erreur consistèrent à espérer que cette double critique puisse reconnaître le talent des auteurs et des illustrateurs responsables de ces livres et éventuellement la prise de risque des éditeurs (Harlin Quist et moi-même) qui les avaient publiés ...  par contre, j'ai toutes les raisons de mettre en doute,  non pas la sincérité des propos de Françoise Dolto puisqu'elle était bien libre, au titre de critique, de penser et d'écrire ce que bon lui semblait, mais sa déontologie de psychanalyste, son sens de l'objectivité et de la mesure dans la critique et surtout le respect d'une personne quand cette personne ne faisait pas partie de son contingent de patients ou d'élèves soumis à sa dévotion. 
    Sa conception du rôle de l'éditeur nous renvoie aux plus belles heures du livre moral. S'il est vrai que l'éditeur est juridiquement responsable, et toujours présumé principal coupable éventuellement, des livres qu'il publie, on ne peut exonérer pour autant les auteurs et les illustrateurs des parts de responsabilité qu'ils ont dans l'existence des œuvres. Les livres que j'avais adressés à Françoise Dolto avaient été publiés en six langues ce qui veut bien dire qu'ils avaient été approuvés par six éditeurs européens de livres pour enfants confirmés...
    A la manière brutale, tranchante et radicale dont elle usa pour étayer ses thèses, à son refus de me rencontrer, au déni qu'elle me témoigna en ne se focalisant que sur les intentions malveillantes qu'elle présumait en moi et décelait par transparence au travers des images -- elle prétendra à quelques temps de là, au cours d'une table ronde organisée par le journal de Michel Polac, Post-Scriptum, sous la présidence de Roger Bocquié et Monique Bermond, où elle avait exigé que je ne sois pas présent, qu'elle n'avait pas lu les textes des livres mais simplement interprété les images --, elle me laissait peu de champ pour me défendre. Sa condamnation était définitive et sans recours possible.
     Lui rappeler en conséquence qu'un éditeur doit s'efforcer d'être attentif aux courants de création, de garder le contact et de rester à l'écoute des créateurs, autant d'arguments qui, devant cette suffisance et cette outrecuidance du savoir, me parurent vains.

     Mes conclusions personnelles, que personne d'ailleurs ne voulut entendre ou relever, se portèrent sur l'ambiance de ces années-là, sur l'autoritarisme dont faisaient preuve sur nos ondes radiophoniques, les trois reines du moment : Ménie Grégoire, Françoise Dolto et Madame Soleil– que l'opinion publique avait investies d'une fonction de libération de la femme –, et sur l'ascendant qu'elles exerçaient sur un auditoire de femmes subjuguées.
     En l'absence de toute éminence masculine de poids pouvant entrer en concurrence sur le plan pédopsychiatrique à Françoise Dolto, face au pouvoir occulte mais incontesté de Lacan et en rivalité de notoriété avec lui, Madame la psychanalyste en chef, mère de toutes les mères, pouvait aisément estimer qu'elle était en droit de s'arroger les pleins pouvoirs. On peut même dire selon l'expression triviale consacrée dont on abusait à cette époque-là : qu'elle "ne se sentait plus" .
    Aujourd'hui, bien plus facilement qu'à l'époque, je peux conclure en pensant que sans aucun équilibrant modérateur d'envergure pour l'obliger à se remettre en cause – la plupart des psychanalystes et pédopsychiatres masculins ou féminins de l'époque pratiquaient certainement aussi efficacement que Dolto mais d'une manière beaucoup plus discrète et sans manifester de volonté de faire école – , on peut mieux, après coup, plus facilement comprendre que cette bulle anathème contre mon travail et ma personne n'était qu'une des mille manières dont elle usa pour consolider son pouvoir dans et sur notre société et établir son socle dans l'histoire de la pédopsychiatrie française. Dès lors, à bien y regarder et à examiner toutes les pièces de ce qui constitue le dossier Dolto-Ruy-Vidal, les parts de voyance extra lucide sur les illustrations et de profération sur mes intentions génocidaires étaient, elles, moins dictées contre moi et les livres incriminés que pour alerter l'opinion majoritaire sur l'importance de son rôle à elle, celui dans lequel elle s'était investie avec une compétence exceptionnelle, légitimement, par pur professionnalisme et celui, encore plus important pour elle, qu'elle briguait et revendiquait, par pure vanité, comme une revanche à remporter sur les hommes de sa spécialité. C'est au nom de cet amour propre mal tempéré que, faisant feu de tout bois, en opportuniste intolérante, Françoise Dolto tentait de faire admettre qu'elle seule pouvait être en mesure, parce qu'elle était pédo-psychanalyste, de savoir reconnaître et de pouvoir préconiser et recommander ce qui, en matière de livres illustrés pour la jeunesse, était bon pour tous les enfants.

                                     (Article finalisé fin décembre 2006)

    

 

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